Comment devenir un bot, un profil dirigé par le SNS, le parti au pouvoir en Serbie, pour diffuser de la propagande en sa faveur ? Notre enquête en 4 parties, Hajde au pays des bots nous plonge dans ce monde étrange.
Hajde au pays des bots, le projet initial
Le plan était simple : créer un faux profil Facebook, avec une photo quelconque, et commencer à me créer ma propre « bulle pro-Vučić » : aimer des pages de soutien au SNS, des pages de médias pro-SNS, liker tout le contenu pro-Vučić posté, et ajouter des profils que je soupçonnais être des bots.
Le but du jeu n’était pas de s’infiltrer trop profondément, afin de ne pas éveiller de soupçon. Hors de question de rentrer en contact avec les personnes ajoutées, afin de ne pas attirer l’attention, ni d’être trop actif sur les pages, au risque de devenir trop visible et de voir ma « couverture » voler en éclats. L’idée : être passif, et se contenter ça et là de likes et de courts commentaires.
La genèse du compte
Il paraît que Facebook a amélioré ses méthodes pour éviter la création de faux comptes… Il est vrai, en effet, que vous pouvez être forcé à entrer un numéro de téléphone pour vérifier votre compte. Certains domaines « de confiance », tel Gmail, pourtant, permettent d’éviter cette procédure, car ils sont réputés pour avoir eux-mêmes des politiques strictes de vérification. C’est en effet vrai… sauf si vous créez un identifiant Google pour vous inscrire à certains services (je garderai le secret sur lesquels), un identifiant qui vous permet ensuite, en quelques clics, de créer votre compte Gmail. En quelques clics, toute la stratégie de prévention du fake de Facebook est ainsi contournée… Tous mes fantasmes sur l’opération, bourrés de dispositifs compliqués et de multiples écrans pleins de lignes de codes se sont ainsi envolés… Mais j’ai réussi : mon compte Facebook est prêt à servir la cause de Vučić.
Les premiers pas dans la peau d’un bot
Le compte créé, le but est désormais de le remplir, pour qu’il ait l’air un minimum plausible. Comme je le disais plus haut, l’idée est clairement d’être pro-SNS, en ayant tout de même quelques signes d’une vie en dehors du parti. J’ai beau penser Vučić, voir Vučić, parler Vučić ou respirer Vučić, il me faut bien avoir quelques autres activités dans la vie.
J’ai donc commencé, petit à petit, prudemment, à liker des pages, rentrer dans des groupes publics, tous pro-SNS, qu’il s’agisse de pages officielles, de pages de soutien, de pages qui ne sont pas ouvertement pro-Vučić mais qui en reprennent toute la communication, parfois jusqu’à la mise en page des visuels. J’ai aussi ajouté la plupart des médias pro-gouvernementaux.
La seconde étape a consisté à indiquer des informations personnelles : le but était d’avoir l’air légitime. Je suis resté assez vague sur mes occupations (je suis mon propre patron) j’ai indiqué une date de naissance ainsi que quelques informations sur ma vie (mon statut marital, mes études, etc.). Concernant la photo de couverture, un logo du SNS était suffisant. Pour la photo de profil, la tâche s’annonçait difficile : voler une photo d’une personne lambda posait des questions d’éthique énormes, tout en étant totalement illégal. J’ai donc adopté une technique que tous les utilisateurs de Tinder connaissent : la photo de groupe ! J’ai déniché une photo d’un groupe prenant un selfie avec Vučić, tout en ajoutant un filtre à cette photo de profil le visuel officiel de la campagne électorale du SNS.
Tout ce travail, pour rester discret et pour ne pas agiter les algorithmes de Facebook, a duré près de deux mois, mais mon profil était prêt, il ne restait plus qu’une étape, la plus délicate : me faire des amis.
La chaine du bot
Si vous étiez un fan inconditionnel d’un homme politique, ajouteriez-vous malgré tout n’importe quel individu lambda à votre compte Facebook, celui-ci ayant alors accès à toutes vos informations ? Il y a de fortes chances que non. Mon idée était alors d’avancer prudemment Si je me mettais à ajouter trop de personnes d’un coup je pouvais alors voir mes demandes d’amis refusées trop fréquemment, et ainsi risquer de me faire remarquer et signaler par des personnes méfiantes. Tous mes efforts auraient alors été ruinés.
Je me suis donc mis à la recherche des profils les plus prosélytes, et ajouté 5 personnes, qui avaient toutes en commun de n’avoir que du Vučić sur leurs photos et leurs murs, en espérant en avoir une ou deux m’ajoutant.
Quelques heures plus tard, en revenant sur le compte, bonne surprise : elles m’avaient toutes ajoutées ! Mieux encore, aucune ne me demandait qui étais-je. Grisé de ce premier succès, je me suis alors mis à fouiller leur liste d’amis, et j’ai alors des demandes à cinq profil par nouvel « ami », toujours en ne choisissant que des personnes ouvertement pro-Vučić, afin de propager mon profil de manière exponentielle (tel un coronavirus).
Peut-être avais-je été trop gourmand, me suis-je alors dit. Le jour suivant, là encore, tout le monde m’avait accepté ! Plus encore, je commençait à avoir des gens qui m’ajoutaient ! J’ai alors accepté les dix premiers, en remettant à plus tard mon travail de croissance.
24h plus tard, j’ai alors découvert une énorme surprise sur mon compte :
88 demandes d’amis ! Je les ajoutes, et je reviens deux heures plus tard : encore plusieurs dizaines de demandes… Ce jeu continuera dans les jours suivants, et je finirai avec plus de 400 nouveaux amis !
Parmi eux, essentiellement des pro-SNS (nous reviendrons sur leurs profils plus tard), mais aussi des choses plus étonnantes : quelques profils de petits commerçants souhaitant me vendre tout et n’importe quoi, des profils aux photos suggestives, et… des noms à consonance française ! Existerait-il une filière française du bot ? tiendrais-je le scoop qui ravirait la presse d’investigation tricolore ? Je me rends sur leurs profils et là, déception : la plupart indiquent dans leurs profils qu’ils sont d’Afrique subsaharienne, et de nombreux viennent me harceler sur Messenger en me proposant des prêts d’argent (jusqu’à 500 millions d’euros), dans un Serbe digne du pire Google Translate.
Cette anecdote fait sourire, mais elle indique un point crucial : la dynamique des bot Vučić est la même que celle des scammers. Le but est identique : ajouter le plus de personnes possibles afin de leur exposer du contenu et de les convertir. Très rapidement, cependant, la stratégie atteint ses limites. Publier de manière intensive du contenu politique finit par refroidir la plupart des gens… excepté auprès des gens qui partagent la même ferveur. Au final, le bot ne se retrouve qu’avec des gens qui se comportent de la même manière… bref, d’autres bots !
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