A l’occasion de la 17ème édition du festival Jazzycolors dont il est le parrain depuis de nombreuses années, nous avons longuement échangé avec le pianiste Bojan Zulfikarpašić, plus connu sous le nom de Bojan Z !
Installé en France en 1988 après vingt ans passés dans sa ville natale de Belgrade en Serbie, cet artiste, qui se revendique avant tout yougoslave, est considéré comme l’un des plus grands jazzmen français actuels, auréolé de nombreux prix dont deux Victoires du jazz : celle d’artiste de l’année en 2012 et d’album de l’année en 2007.
Morceaux choisis tout au long de cet entretien fleuve durant lequel il aborde avec sincérité sa musique, ses racines, ses pères, ses projets dans les Balkans, mais aussi la vision qu’il porte sur l’industrie actuelle du disque et sur la situation politique de son pays natal.
Tu viens de lancer la 17ème édition de Jazzycolors, festival dont tu es le parrain depuis 11 ans déjà. Comment es-tu rentré dans l’aventure, et que représente t-il pour toi ?

A l’époque j’ai été contacté par Vladimir (Marinkovic, ancien directeur du FICEP, actuellement directeur de l’Institut Français de Novi Sad, ndlr) et Andras Ecsedi-Derdák, directeur de l’Institut Hongrois de l’époque. J’ai tout de suite accepté avec plaisir car ma présence dans ce concept de festival était pertinent, en tant que musicien venu d’une autre culture. De plus je connais bien les scènes des pays concernés.
Jazzycolors, c’est une qualité de programmation qui ne cesse de grandir depuis ses débuts, c’est également pour cela que je me suis vu comme quelqu’un d’utile, un peu comme garant de la qualité car je ne mettrai pas mon nom sur un festival où ça joue moyennement. Au début j’écoutais les propositions de groupes, mais aujourd’hui je n’interviens plus dans la programmation, les groupes sont choisis par les centres culturels.
Il y a cette année beaucoup de musiciens que je connais dont deux avec lesquels je joue régulièrement, une estonienne et un luxembourgeois, mais je n’étais pas au courant qu’ils venaient avant de découvrir la programmation !
“J’aime l’énergie de la première rencontre, de donner quelque chose de frais pour lancer le festival“
A chaque fois tu proposes au public un concert inédit en ouverture. Cela reste-t-il seulement du one shot ou va-t-on revoir sur scène certains projets, comme le trio proposé lors de l’édition 2018 ?
J’ai commencé la première année par un concert à l’Institut Hongrois car c’est eux qui avaient le meilleur piano et la plus belle salle, j’ai donc voulu faire un piano solo. J’ai ensuite proposé chaque année quelque chose de nouveau. J’aime l’énergie de la première rencontre, de donner quelque chose de frais pour lancer le festival. C’est aussi une occasion d’essayer certaines choses que j’avais en tête. Le trio nous l’avons retravaillé depuis en répétition seulement, mais nous avons comme projet de le faire vivre à l’avenir.
Outre tes récents albums en duo, ton dernier album solo “Soul Shelter” remonte déjà à 2012, alors forcément on se demande quand nous aurons le plaisir d’écouter un nouveau disque de compositions originales ?!
Hélas le chemin vers un projet discographique est devenu très compliqué, un peu un chemin de croix, car l’industrie du disque a perdu ce sur quoi elle était basée, c’est à dire l’échange d’un support sonore contre de l’argent. Aujourd’hui les gens n’achètent plus de disques, sauf en sortant d’un concert. Ces maisons de disques ont créé les plateformes de streaming dans lesquelles elles se sont très bien retrouvées car elles ont mis en ligne les back catalogues de maisons de disques auxquelles elles appartiennent (Deezer appartient à Universal), mais ont dans le même temps retiré les droits des artistes de manière considérable.
On a été suffisamment stupides à les laisser faire car nous avons tous signé des contrats dont les clauses incluent tous les supports existants et à venir. Voilà notre énorme connerie, car nous ne touchons quasiment rien lorsque les gens utilisent ces plateformes.
Cette situation, en plus du fait que je n’ai plus de partenariats avec les labels, explique que 7 ans se soient déjà écoulés depuis mon dernier album solo. Il y a les moyens, mais j’ai maintenant besoin de quelqu’un de bienveillant et qui y croit vraiment pour investir et me dire « on y va ». Mais il y a des idées et du répertoire accumulé, il ne reste plus qu’à se décider de s’y mettre et de trouver les bonnes personnes pour monter ce projet.
Ton jeu est très caractéristique et facilement reconnaissable. D’où vient ce « son Bojan Z » ?
Je fais partie de cette génération qui a commencé à s’intéresser au jazz par le goût de l’imprévu, de l’improvisation, de se jeter dans le vide et ne pas jouer des choses écrites sur des partitions, mais aussi par le côté individualiste : j’ai réalisé assez tôt que je peux reconnaître très vite la personne qui joue un instrument, et que certaines personnalités sont tellement fortes dans le jazz que simplement poser les mains sur un instrument permet de savoir tout de suite que c’est un tel ou un tel.
Cette quête d’individualisme et de la reconnaissance d’un son spécifique m’a animé dès mes débuts. Par ailleurs j’ai toujours été poussé par mes pères artistiques à ne pas me contenter de faire comme ceux que j’adorais. J’ai donc toujours été porté à chercher ma voie et mon son.
Ton identité musicale est aussi reconnue avec l’utilisation d’un Fender Rhodes trafiqué… Peux tu, pour ceux qui ne te connaîtraient pas, nous parler de l’histoire qui se cache derrière cet instrument ?

Quand j’ai commencé à chercher sur un piano acoustique comment jouer des notes qui n’existent pas normalement sur un piano, à savoir les sonorités de la musique orientale, je me suis mis à rêver d’un instrument sur lequel je pourrai jouer ces notes la en l’accordant différemment. Je me suis rendu compte que dans la technique des musiciens de blues il y a cette manière de tirer la note qui rappelle celle des chanteurs qui tirent la voix ou les guitaristes qui tirent les cordes ou encore la « note pending » des saxophonistes.
Cette idée a vraiment émergé en 2005-2006 quand je préparais ce qui allait devenir l’album « Xénophonia ». J’ai demandé à mon frère de me trouver un Rhodes à Belgrade, il m’a trouvé une épave d’un Fender Rhodes que j’ai restauré en achetant des pièces à droite à gauche. J’ai poussé encore plus loin l’idée d’avoir des accords différents en fabriquant un instrument totalement sauvage, où chaque touche est accordée différemment. J’ai appelé cet instrument le Xénophone.
Comment en es-tu venu au jazz ?
Ce n’est pas un style musical qui m’attirait à l’époque car je ne comprenais pas ce qu’il avait de spécifique. Dizzy Gillespie, Oscar Peterson, Charles Lloyd ont fait partie des gens que j’ai écouté mais je suis plutôt arrivé d’abord vers la musique classique par mes études. J’y suis venu par le jazz rock et mes héros du genre : Keith Jarret, Herbie Hancock et Chick Corea qui sont toujours vivants aujourd’hui et qui sont toujours les trois légendes vivantes de cette musique.
Je suis parti en 1984, à 16 ans, dans un stage de jazz en espérant me retrouver avec plein de claviers avec plein de boutons etc., mais finalement je me suis retrouvé dans une chambre avec seulement un piano et un rhodes, mais j’ai vu les batteurs qui lisaient des partitions, alors que moi je ne travaillais qu’à l’oreille. C’est vraiment à ce moment là que je découvre la singularité du jazz sur un instrument acoustique et que je m’y consacre désormais, sans jamais renoncer à la musique classique, ni à la musique traditionnelle.
Tu cites le trompettiste Don Cherry comme l’une de tes influences majeures, lui qui a été le premier à mélanger les musiques traditionnelles avec le jazz dans les années 70. Comment t’es venu ce déclic ?
Le choix s’est fait lorsque je suis arrivé en France à la fin des années 80, car je me suis rendu compte que je détestais la musique folklorique yougoslave du fait de son omniprésence et de son côté « kitsch ». Pourtant mes influences ne viennent pas de cette musique mais plutôt de plusieurs groupes de jazz rock, comme Leb i Sol de Vlatko Stefanovski qui mélange le folklore macédonien à la musique rock, ou encore Smak du guitariste serbe Radomir Mihajlovic Tocak.
Ce sont ces musiciens, notamment Vlatko que j’ai invité sur mon projet « Koreni », qui m’ont poussé dans cette voie du mélange du folklore et du jazz. Et j’ai eu le luxe de pouvoir le faire avec des musiciens de haut vol que j’ai connu en France.
J’ai d’abord beaucoup travaillé avec le contrebassiste Vojin Draskoci quand j’étais jeune, il m’a appris tous les aspects de la musique folklorique, les points communs avec ce que faisait Mingus avec le gospel et surtout comment mêler le folklore des Balkans avec l’attitude jazz, sans diminuer la force ni de l’un ni de l’autre. Il ne s’agit pas juste de prendre une mélodie folklorique et de la jazzyfier.
“Elle veut utiliser la force de la musique pour unir les gens au delà de toute considération politique : que l’on soit serbe, bosniaque, croate, macédonien ou slovène, sur un même morceau ils pleureront tous exactement au même endroit”
Tu travailles depuis plusieurs années avec une grande artiste bosnienne, Amira Medunjanin, qui a sorti l’an dernier un album live sur lequel tu joues dont nous avons parlé sur Hajde. Comment cette collaboration artistique s’est t’elle opérée ?
Cela fait 5 albums que l’on fait ensemble. J’ai l’habitude de travailler avec des chanteurs de jazz, mais Amira, elle, improvise très peu. Elle se dit « storytellers », raconteuse d’histoires. On s’est rencontrés lors d’un jour off à Sarajevo. Sa voix et ses textes m’ont touchés car je connaissais ses chansons. Ce sont des chansons issues de tous les pays des Balkans, et plus particulièrement de Macédoine.
Ce qui est notre grand point commun puisque nous adorons tous les deux les musiques macédoniennes, qui sont pour moi des chansons parmi les plus fortes musicalement. On a répété pendant 3 heures et nous avons joué ensemble le lendemain, devant un public qui pleurait d’émotion. J’ai halluciné car je me suis rendu compte que la voix pouvait toucher encore plus les gens que la musique instrumentale que je faisais habituellement.
Nous nous sommes également très bien entendus humainement, car ce n’est pas une personne nationaliste, elle n’a pas été touchée d’une manière négative par la guerre passée par Sarajevo. Elle a vraiment à cœur de reconnecter les peuples de sauvages qui se sont affrontés à cause des jeux politiques de quelques-uns.
Comme moi, qui suis Belgradois mais avant tout yougoslave, elle veut utiliser la force de la musique pour unir les gens au delà de toute considération politique : que l’on soit serbe, bosniaque, croate, macédonien ou slovène, sur un même morceau ils pleureront tous exactement au même endroit. Sa force c’est sa voix et la manière dont elle aime le public quel qu’il soit, même si dans le public se trouvent des gens proches de ceux qui ont jeté les bombes sur Sarajevo ou tué des gens.
C’est pour cela que j’adore faire ce que l’on fait avec Amira, car cela rejoint ce que je cherchais déjà à faire avec ma propre musique.
Aujourd’hui tu fais partie intégrante de la sphère jazz française, mais tu collabores régulièrement avec de nombreux projets dans les Balkans, Amira nous l’avons vu, mais aussi Damir Imamović, Vasil Hadžimanov ou encore Nenad Vasilić. Comment ta carrière est elle perçue dans ces pays ?
Ce sont des musiciens qui ont été inspirés par ce que je faisais. Avec Vasil je trouvais intéressant de jouer sur la dualité des pianos, et j’avais aussi envie de le pousser vraiment à se mettre au piano acoustique. Il s’est depuis mis à faire des concerts en piano solo. Ce sont tous de grands porteurs de l’idée de sons balkaniques mélangés au jazz.
Mais ma carrière là bas est surtout due à mes projets avec Amira, Vasil et Nenad, beaucoup plus qu’avec mes propres projets. Il me manque peut être l’énergie pour organiser les choses moi même, pour proposer mes projets. Le grand problème en Serbie reste de trouver un piano de qualité. Je n’ai aucune envie de me retrouver sur scène et d’offrir au public quelque chose de moindre qualité par rapport à ce que je propose dans tous les autres pays.
C’est une des raisons qui explique que je ne fasse pas souvent de concerts avec mes propres projets là-bas. La seule exception est le festival de jazz de Sarajevo où j’ai proposé presque tous mes projets car les organisateurs sont fortement impliqués.
Récemment, le président Macron a émis ses réticences à l’entrée de la Macédoine du Nord et de l’Albanie dans l’UE. De son côté, le président serbe ne semble pas faire d’une priorité la question du Kosovo, qui pourtant est l’un des enjeux majeurs pour avancer les négociations d’adhésion de la Serbie dans l’UE. Penses-tu que l’intégration progressive des anciennes républiques Yougoslaves permette une réelle stabilisation politique de la région ou au contraire mette de l’huile sur le feu sur des tensions déjà bien présentes ?
Le rôle de la France, hélas, dans la paix dans le monde a un double visage depuis longtemps. Pendant les années de guerre en Yougoslavie, j’avais souvent ma tante au téléphone à Sarajevo, ce qu’elle me disait était le contraire de ce qui était montré à la télévision. Cela montre bien que derrière la volonté de sauver des gens, il y a des intérêts bien cachés. Pour moi le président Macron ne représente aucune autorité en quoi que ce soit, si ce n’est une autorité en double visage.
Nous sommes dans un drôle de moment de l’histoire de l’humanité, où l’on permet aux pires de devenir nos leaders. Ils sont au pouvoir pour aider leurs copains déjà bien riches à devenir encore plus riches, et ils se cachent de moins en moins d’ailleurs.
Pour moi les tensions dans les Balkans vont de pair avec les intérêts français dans la région. Politiquement, la Serbie est actuellement un désastre total. J’aurais honte de me retrouver dans la même pièce que le gouvernement actuel, et d’ailleurs j’ai refusé lorsque l’on m’a invité à des évènements, à rendre par ma présence la légitimité au gouvernement d’Aleksandar Vučić (l’actuel président serbe, ndlr), car je trouve que c’est le président le plus mauvais que l’on a eu jusqu’à maintenant.
Selon moi, que ce soit Macron ou Vučić, ils gardent leur place en jouant avec la peur. Ils n’ont donc pas intérêt à ce que les tensions baissent. Tant qu’il y aura des dirigeants comme Vučić au pouvoir, l’Union Européenne ne changera rien pour la Serbie. Il faudrait des actions pour augmenter le pouvoir d’achat dans les Balkans, pour que les gens puissent circuler librement en Europe sans avoir à dépenser deux mois de leur salaire. Malheureusement, les intérêts économiques de tous les pays qui se sont implantés dans la région sont justement de maintenir un coût du travail le moins cher possible.
Actuellement en Croatie, même si le tourisme marche, des centaines de milliers de personnes quittent le pays chaque année pour s’installer dans des pays qui leur semblent meilleurs.
L’intégration dans l’UE [de la Serbie, de l’Albanie et de la Macédoine du Nord] permettrait essentiellement d’essayer d’évoluer politiquement.
Le Nobel de littérature a été attribué à l’autrichien Peter Handke, ce qui a suscité de vives réactions en Bosnie et au Kovoso, qui lui reprochent notamment son « soutien » à Milošević. Qu’en penses-tu ?
Je répondrai en me référant à Zoran Đinđić (ancien maire de Belgrade puis premier ministre, opposant de Milošević, mort assassiné en 2003 nldr) que j’ai découvert après sa mort. Je me suis rendu compte qu’il y avait une différence entre lui et tous les acteurs de la scène politique yougoslave de l’époque, c’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles il a été assassiné. Une semaine avant son assassinat en 2003, Zoran Đinđić a tenu une conférence devant des étudiants à Banja Luka, en République serbe de Bosnie, sur le thème « nationalisme et patriotisme ».
Il a dit qu’aujourd’hui, la politique ne fonctionne plus avec les émotions, comme il fut un temps où Brejnev et Gorbatchev s’étaient embrassés. Cette époque où l’on était tous derrière les leaders, où on les soutenait corps et âme pour leur idéologie et leur définition de la patrie. Aujourd’hui ce ne sont que des protocoles pour protéger les intérêts des pays.
Dans les Balkans on cherche en quelque sorte à moraliser les troupes et les monter les uns contre les autres. C’est cette polarisation qui permet de diminuer la force du peuple par rapport aux politiques. Donc automatiquement le moindre événement comme l’attribution de ce prix Nobel, va être utilisé. Tu sauras comment te comporter par rapport à cet événement rien qu’en lisant les titres des journaux. Toute la presse, y compris Politika et les grands journaux qui sont entre les mains de Vučić et son entourage.
Aujourd’hui le prix Nobel a été complètement dévalorisé selon moi, nous avons donné le Nobel de la Paix à Obama !
Dans les Balkans tu peux utiliser n’importe quel événement pour raviver des tensions et cacher les vraies intentions des politiques.
Ton quartier favori à Belgrade ?
J’ai passé ma jeunesse et ai été à l’école à Zemun, c’est donc définitivement un endroit que je recommande de visiter ! J’apprécie beaucoup aussi le quartier underground de Savamala avec tous ses clubs. Kalemegdan est une autre partie de la ville à visiter absolument.
J’adore la géographie de Belgrade, à la confluence de deux fleuves. Et tout le côté historique, d’un côté l’Empire Ottoman et de l’autre Austro-Hongrois.
Un auteur favori ?

Svetislav Basara est un écrivain très intéressant. Mais je suis toujours intéréssé par les auteurs qui ont une vision yougoslave, comme Miljenko Jergović ou Boris Dežulović.
Nous venons de commémorer les 30 ans de la mort de Danilo Kiš (écrivain serbe)…
C’est l’un des grands écrivains serbes, que je conseille volontiers à tous ceux qui veulent mieux comprendre les pays de l’Ex Yougoslavie.
Si je te dis « Hajde ! », tu me réponds quoi ?!
C’est un mot qui donne envie de partir vers de meilleurs demains !
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