L’édition 2017 de la Gay Pride de Belgrade terminée, l’heure est au bilan. Pour de nombreux commentateurs, il s’agit d’une réussite. Une opinion que ne partage pas notre correspondant local Jérôme, qui était dans le cortège.
Quatrième d’affilée : l’édition 2017 de la Gay Pride de Belgrade a été un succès… Elle est en tout cas considérée comme telle. Vue de l’extérieur, elle en a en effet tout l’air : la participation a été plus importante (tout au moins selon les organisateurs), aucun accrochage n’a eu lieu, et, cerise sur le gateau, la première ministre a pris part à la parade, une première dans l’histoire.
C’est une très belle histoire, certes. Cependant, vu de l’intérieur, les choses sont très loin d’être aussi simple. Jettons-y un coup d’oeil.
2017, c’ était pour moi la seconde couverture de la Gay Pride de Belgrade, après ma première expérience en 2016. Il est certes difficile de mesurer précisément le nombre exact de participants, mais la cuvée 2017 semblait clairement plus petite que sa précédente. Le volume de participants, au début et à la fin du cortège, était nettement plus clairsemé, la foule moins compacte… Mais bon, accordons malgré tout le bénéfice du doute aux ONG, et assumons qu’il y a eu effectivement 800-900 personnes qui se sont jointes à la manifestation, conformément à leurs affirmations.
Passons maintenant à la question des violences. pour 900 participants, entre 2000 et 5000 policiers ont été déployés dans la ville. Il n’était pas question ici de seulement dévier la circulation pour faire de la place au cortège. La police était littéralement partout dans le centre ville, qui était totalement bloqué, plusieurs heures avant le début de la parade, ce qui a complètement paralysé son activité. Avec deux à cinq policiers par manifestant, on comprend aisément que toute violence était matériellement impossible. Un satisfecit sur cette question est totalement absurde,
Venons-en à présent au plus important : la première ministre, et plus généralement aux nombreux VIP de la manifestation. C’est en fait la question centrale de la Gay Pride. Qui est Ana Brnabic ? En écoutant et lisant ce qui se dit et s’écrit à son propos, il s’agit de la première femme, et de la première personne issue des communautés LGBTQ à accéder à une fonction de chef de gouvernement en Europe du Sud-Est. Et à part ça ? En fait pas grand chose n’est dit sur son action passée, présente et future. Pour résumer, la majeure partie de son image est fondée sur ce qu’elle est, et non sur ce qu’elle fait. Par conséquent, il aurait au contraire été surprenant de ne pas la voir durant la parade, dans la mesure ou son image “de marque” est construite sur son sexe et son orientation sexuelle.
Elle n’était cependant pas la seule à prendre part à la parade. Quelques autres figures politiques locales, comme Sinisa Mali, le maire de Belgrade, ou le leader du parti Libéral Démocratique (LDP), Cedomir Jovanovic s’étaient joints, ainsi qu’un nombre important de diplomates étrangers. Pour résumer, la manifestation était “the place to be” pour tout représentant des “démocraties libérales” en Serbie.
Le lien entre le déploiement policier et les participant apparaît désormais. Il est inconcevable pour l’Etat serbe que la parade échoue, et ce quelque soit le prix à payer, vu que la communauté internationale a les yeux rivés dessus. En 2010, lorsque la Gay Pride a fini dans un bain de sang, la situation critique des communautés LGBTQ est passée sous les feux de la rampe. La parade, et plus généralement les questions gay en Serbie sont rapidement devenus des indicateurs des “progrès” de la société serbe.
Dans un tel contexte, la reprise de la Gay Pride annuelle a été percue comme un immense pas en avant. “Vous voyez, ce gouvernement serbe fait quelque chose pour les gays, nous devons les soutenir sur leur chemin vers une société moderne”, des diplomates, analystes politiques et observateurs LGBTQ extérieurs pourraient dire…
On peut par conséquent en déduire que seules quelques centaines de personnes, d’une parade déjà minuscule, participent à la Gay Pride en ayant réellement une raison de manifester, et non seulement d’indiquer un très vague soutien à la cause. À titre de rappel, Belgrade, ce sont 1 300 000 habitants (hors banlieue), et aucune autre ville de Serbie n’organise de parade. Inutile de dire que la contribution de la population serbe à l’évènement est non-existant.
De nombreuses raisons peuvent expliquer la situation. La principale reste cependant le fait qu’une très grande partie de la population est homophobe. Désolé de décevoir certains analystes, mais il s’agit là d’une réalité dans le pays : différents sondages menés entre 2012 et 2015 révèlent qu’entre 40 et 50% de la population considère toujours l’homosexualité comme une maladie. Au niveau des progrès de l’Etat serbe, l’évolution est là aussi très feutrée. Le cadre légal a beau évoluer légèrement, son application n’est qu’anecdotique. La diffamation et la discrimination des personnes issues des communautés LGBTQ n’est, en réalité, quasiment jamais poursuivie. La lecture des rapports de l’Union Européenne à ce sujet ne montre d’ailleurs quasiment aucune évolution chaque année. Je serais d’ailleurs curieux de savoir ce qu’Ana Brnabic pense des couvertures d’Informer, un tabloïd proche du président Serbe Aleksandar Vucic (vous savez, celui qui l’a nommée à son poste actuel), qui va jusqu’à utiliser l’équivalent serbe de “pédé” sur ses couvertures…
Face à une telle situation, il est assez douloureux d’entendre certains observateurs extérieurs quand ils parlent de l’amélioration de la situation, comme par exemple le représentant de la Gay Pride d’Amsterdam, venu pour l’occasion. “Il y a besoin de temps pour que les choses évoluent”, “le progrès est énorme”, “notre premier ministre n’a jamais participé à la parade”. Il s’est même permis une remarque “vous avez parfois besoin de faire un petit pas en arrière pour aller plus loin en avant”. Se permettre de donner une telle leçon est clairement choquant dans la situation actuelle. Qu’est-ce qu’un pas en arrière lorsque l’on est en Serbie ? Revenir à la situation de la Gay Pride de 2010 ?
J’ai donc quitté cette parade avec le sentiment qu’il s’agissait d’un bon plan de com’ pour les acteurs publics qui ont investi dedans : le gouvernement serbe, et une partie de la communauté internationale. Cependant, avec quasiment aucun participant, des centaines de millers d’euros dépensés (si ce ne sont des millions), et un cortège matériellement coupé du monde qui l’entoure du fait du dispositif de sécurité, ce plan semble tout de même discutable.
Que faire, du coup ? La réponse est difficile à trouver. Concernant la parade, cependant, d’autres solutions existent déjà : une “Gay Pride alternative” a ainsi été organisée en juin, par d’autres ONG mécontente de la parade principale. Elle était bien moins médiatisée, mais elle n’a nécessité ni appel à des milliers d’uniformes, ni provoqué de violences notables. Si la division au sein d’un mouvement social n’est jamais une bonne idée, cette seconde parade devrait peut-être amener à une réflexion sur la manière dont les acteurs publics se sont accaparés la cause LGBTQ en Serbie…