Damir Imamović, le maître bosnien de la Sevdah, est de retour avec un nouvel album acclamé par la critique. Découverte…
Il est de ces musiques qui vous transportent loin et qui vous apaisent. Passionnante et passionnée, la Sevdah reste toujours indissociable de la culture traditionnelle des Balkans occidentaux. Loin du folklore balkanique souvent décrié pour son côté “kitch”, la Sevdah est une musique traditionnelle très populaire, loin d’être archaïque, grâce à une nouvelle génération d’artistes qui ont à cœur d’y donner une nouvelle dimension et qui jouissent d’une notoriété qui dépasse parfois largement les frontières de leurs pays.
A l’instar de grands noms comme Amira Medunjanin ou Božo Vrećo qui se produisent dans le monde entier, l’artiste sarajevien Damir Imamović, dont nous vous avions déjà parlé, est passé maître absolu dans l’art de la Sevdah depuis de nombreuses années.
Musicalement complexe, la Sevdah est avant tout une tradition orale qui s’est répandue dans les Balkans à partir du 15ème siècle, après la conquête du territoire par les Ottomans. Elle tire son nom du turc “Sevda” (“amour”), qui vient lui même de l’arabe “Sawda” qui signifie “mélancolie”. Amours, nostalgie, peines mais aussi joies sont les grands thèmes de cette musique qui fait écho à d’autres musiques traditionnelles européennes comme le Fado portugais.
Après des albums en solo et avec son fameux projet Sevdah Takht, Damir Imamović sort en ce printemps 2020 un nouvel album en quartet, “Singer of tales“, dans lequel il s’entoure de musiciens de renommée internationale venus d’horizons très différents. Outre la violoniste Ivana Đurić, membre du Sevdah Takht, nous retrouvons le contrebassiste américain Greg Cohen (John Zorn, Tom Waits, Ornette Coleman…) ainsi que le virtuose turc de la kemenche Derya Türkan (Kudsi Ergüner, Erkan Oğur, Jordi Savall).
C’est donc avec cette équipe de choix que le sarajevien déclame avec ferveur ses vers accompagné de son tambur, instrument à la croisée de la guitare et du saz traditionnel.
Bosna, Bosna, Bosna
Bosnie, Bosnie, Bosnie… Tels sont les mots du grand poète bosniaque (et scénariste notamment pour Kusturica) Abdulah Sidran dans son poème “Pourquoi Venise s’enfonce” (“Zašto tone Venecija“), dédié à Peter Weir et écrit lors de son exil à Venise en 1993. Une ode à la Bosnie, à SA Bosnie ravagée par la guerre.
“Les seigneurs de ce monde ont estimé que le peuple bosniaque n’existait pas. […] Pourquoi ne faut il pas qu’existe dans le monde le peuple bosniaque ? […]” poursuit il.
Un cri du cœur et un exemple parmi tant d’autres qui témoignent de l’importance de la thématique guerrière dans la littérature bosnienne, que l’on retrouve naturellement dans les sevdalinkas bosniennes qui se révèlent alors une forme d’expression privilégiée pour traiter de cette douloureuse question.
C’est précisément ce que Damir Imamovic évoque dans “Čovjeku Moje Zemlje” où il s’adresse avec espoir à une Bosnie surmontant les blessures du passé et allant de l’avant ; ou dans “Kad Bi Ovo Bio Kraj” où il nous parle d’une mère contrainte de laisser partir son fils à la guerre ; “O bosanske gore snježne” quant à elle traite de l’exil et de l’appel des racines avec la véritable histoire d’un bosniaque ayant fuit la guerre au début des années 90 pour se réfugier en Suède et qui n’a qu’une envie, celle de rentrer chez lui.
On l’aura compris, la Sevdah se veut une musique profonde, sincère et humaniste où la force émotionnelle domine grâce à ce pouvoir d’interprétation et cette voix sur le fil tout en subtilité. La Sevdah se partage au delà des mots, c’est là sa force ultime.
Chaque morceau a sa place et son identité propre, avec ses rythmiques tantôt plus orientalisantes tantôt plus occidentalisantes. Fruit de ses influences multiples, la Sevdah se cherche dans les méandres de l’histoire des Balkans – entre Empire Ottoman et Empire Austro Hongrois – et se renouvelle sans cesse au fil du temps et des artistes qui s’en emparent. Damir Imamović est de ceux là. Véritable amoureux de la Sevdah, il tient à la tradition ancestrale du genre mais s’attache avant tout à la dépasser et à lui donner de nouvelles couleurs.
Car bien qu’il écrive certains de ses textes, il puise surtout son inspiration dans l’incroyable richesse du répertoire, à l’image de célèbres sevdalinkas comme “U Stambolu, na Bosforu” (popularisé en 1942 par le grand père de Damir Imamović, lui même grand interprète de sevdalinkas) ou “Kafu mi, draga, ispeci” qui s’offrent une nouvelle jeunesse.
Au milieu du disque, “Adio kerida” retient elle aussi notre attention tant elle est chargée de symboles. Chantée en ladino (langue judéo espagnole), c’est un réarrangement d’une célèbre chanson populaire parmi les juifs séfarades de Sarajevo, qui évoque cette époque où les Juifs représentaient une grande partie de la population de la ville jusqu’à la Seconde Guerre Mondiale et participaient activement à la vie culturelle du pays.
Composée à l’origine en hommage aux Séfarades expulsés d’Espagne au 15ème siècle, elle parle de ce fort sentiment d’appartenance à un pays que vous êtes contraints de quitter, un sentiment partagé par de nombreux balkaniques qui n’ont eu d’autres choix que de fuir les combats au début des années 90.
Une productions aux petits oignons…
Enregistré en seulement 4 jours à Berlin avec l’ingénieur du son Jerry Boys (5 nominations aux Grammy Awards tout de même), “Singer of tales” a reçu l’expertise d’un grand producteur anglais, Joe Boyd, connu pour son travail auprès d’artistes internationaux comme REM ou Pink Floyd, mais aussi pour avoir déjà travaillé avec des artistes balkaniques depuis les années 80.
Son titre se veut un hommage au livre du même nom écrit par l’éminent Albert Lord, paru en 1960 : une source d’inspiration créatrice de premier plan pour Damir Imamović puisqu’il est une référence dans l’étude de la tradition poétique orale des peuples Suds Slaves et qui répertorie également de nombreuses Sevdalinkas modernes depuis les années 1930.
… pour un grand album et un grand artiste
Acclamé à juste titre par les médias balkaniques mais aussi étrangers, “Singer of Tales” sublime la Sevdah moderne d’une main de maître grâce à un interprète doté d’une parfaite connaissance de son histoire et de ses traditions et qui su y apporter sa propre personnalité sans dénaturer sa force originelle. La porte d’une carrière internationale s’ouvre encore un peu plus pour Damir Imamović, qui se lancera dans une grande tournée d’ici quelques mois pour partager ses sedvalinkas avec des publics du monde entier.
Si vous souhaitez prolonger votre découverte de la Sevdah, ne manquez pas le passionnant petit livre de Damir Imamović sobrement intitulé “Sevdah“, disponible à la fois en serbo croate et en anglais.
Découvrir “Singer of tales” sur Deezer
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