Quand les russes rêvent – Le Festival avait choisi de célébrer aux Champs Elysées les liens entre les français et les russes – donc un peu les slaves – près du George V, dans un cinéma baptisé Le Balzac. Quand on sait combien Balzac consacra une part de son inépuisable graphomanie à rêver de conquérir lettres après lettres Madame Hanska, ukrainienne, lectrice fidèle et fortunée, il n’y a pas de hasard ; il y a des correspondances. Ceci permet aussi pour une première expérience de couvreur de festival de réaliser, coupe de champagne à la main, que si n’avoir qu’à présenter son pass pour obtenir son billet est de prime abord une expérience déroutante, cela devient vite confortable.
A vrai dire, la programmation de ce festival ne paraît pas tant consacrée aux rêves des russes qu’à ce qu’ils cachent. C’est que les russes savent que les rêves peuvent dissimuler bien des choses, parfois même des révolutions. Et pour reprendre une citation de Deleuze qui figurait dans le Libé du week-end :
« Le rêve est une terrible volonté de puissance, chacun de nous est plus ou moins victime du rêve des autres, même quand c’est la plus gracieuse jeune fille, c’est une terrible dévorante, pas par son âme, mais par ses rêves. Méfiez-vous du rêve de l’autre, parce que si vous êtes pris dans le rêve de l’autre, vous êtes foutu. »
Parlons de La ville zéro, film de l’arménien Karen Chakhnazarov en 1989, qui fut le héros de cette cérémonie d’ouverture. Un ingénieur arrive dans une petite bourgade et y découvre des comportements qu’il est le seul à trouver anormal : de la secrétaire entièrement nue devant sa machine à écrire au directeur ignorant tout à la fois que des ventilateurs sortent de sa fabrique et que son ingénieur en chef est mort depuis six mois.
Tout le village semble vivre dans un rêve, allant jusqu’à revisiter toute l’histoire de la Russie dans un « musée ethnographique » kitchissime avec une causticité qui vaut celle du Pelevine d’un Monde de Cristal. On peut même, pour les fans de « Retour vers le futur« , sorti en 1985, y retrouver une scène revisitée « à la russe ».
Le film Aelita, sorti en 1924, est le premier film de science-fiction de l’ère soviétique, qui précède donc le Métropolis de Fritz Lang. On peut d’ailleurs remarquer des similitudes dans l’histoire avec l’opposition entre les profondeurs, le sommet ou encore le décor. Mais il faut bien avouer que, même accompagné par la musique, le film, avec tous ses charmes, a une chute quelque peu déroutante.
Il peut arriver aussi que les rêves d’un film répondent à ceux d’un autre. Il en est ainsi pour La vendeuse de cigarettes de Mosselprom, film muet en noir et blanc de Jeliaboujski en 1927, où l’on retrouve Ioulia Solntseva et Nikolaï Tsereteli. De même pour Le début , de Panfilov. Dans les deux cas, ce sont deux femmes du peuple qui rêvent de cinéma. On a déjà parlé de La vendeuse de cigarettes de Mosselprom, de sa portée comique et de ce cinéma plein d’illusion. Quant à Le début, l’intérêt est de voir une jeune femme se percevant comme banale se saisir de la Jeanne d’Arc qu’elle doit incarner pour tenter de s’affirmer face au monde, face aux hommes.
Les hommes et le monde, c’est aussi ce que doit affronter l’héroïne du film de Cheptitko, dont les deux longs métrages auront été l’éblouissement esthétique de ce festival.
Les Ailes, film de 1966, fait le portrait d’une femme, ancienne pilote durant la grande guerre patriotique et héroïne de guerre dont l’autorité fait trembler ses subordonnés d’une simple phrase. Cheptitko fait son portrait en la filmant au plus près dans des scènes apparemment anodines et presque documentaires mais avec un certain souci du détail, pour montrer combien elle se sent égarée partout. Le film semble même se permettre une allusion feutrée au goulag avec cette anecdote sur des russes qui auraient dégusté des morceaux de mammouth découverts dans la glace.
L’anecdote figure dans la préface de L’Archipel du goulag de Soljenitsyne, celui-ci soulignant que seuls des personnes passées par le goulag auraient pu avoir assez faim pour manger des morceaux de mammouth. C’est ce portrait de femme sensible dont chaque plan est riche de sens qui aurait eu le plus sa place pour la célébration du 8 Mars, la journée internationale des droits des femmes.
Il est vrai que programmer une comédie comme La vendeuse de cigarettes de Mosselprom et inviter pour la présenter Irène Frain et son exposé sur l’universalité de la femme, sa résilience et ses luttes puis une députée LREM annonçant fièrement que son groupe parlementaire respecte la loi puisqu’il est paritaire peut laisser dubitatif.
La voix solitaire de l’homme, présenté au cinéma Christine 21, dont l’escalier étroit donne le sentiment d’aller s’abriter du monde, de Netflix et des connexions 4G, est le premier film de Sokourov en 1987, à la sortie de la fameuse VGIK. Il fut censuré par la direction de l’école et sauvé par la perestroïka et une commission présidée par Plakhov, l’un des plus grands critiques de cinéma russe.
Le film adaptation de nouvelles de Platonov est déjà marqué par l’influence de Tarkovski et des partis pris formels appuyés, avec un personnage principal lançant que « mourir c’est partir sous un autre gouvernement« , ce qui donne le ton de ce film.
L’été froid de 1953 revient sur cet épisode historique de l’amnistie à une bonne partie des prisonniers du goulag, emprisonnés pour des délits « de droit commun ». Même si Nicolas Werth le rappelle, la distinction entre délits de droits communs et délits politique n’avait pas beaucoup de sens et la recrudescence de la criminalité qui aurait eu lieu alors suite à cette amnistie tient pour une bonne partie du fantasme. Le film tient d’une version soviétique du western du héros, prisonnier politique, rachetant son inconduite passée par une conduite héroïque face à des bandits de grand chemin.
On fera enfin une mention spéciale à L’homme-amphibie, nanard authentique qui rassembla 65 millions de spectateurs en Union soviétique en 1962. Le film raconte l’histoire du héros, entre Jean-mal barré et un chippendale, à qui son père (entre le premier DoctorWho et le capitaine Nemo) greffe des branchies de jeune requin pour le soigner – ne faites jamais cela chez vous.
Le héros sera pourchassé par un méchant aux allures de Ramzy en pantalon écossais qui voit tout le potentiel dans ce plongeur qui peut aller chercher des perles au fin fond de l’océan pour remplacer tous ses plongeurs. En somme, un capitaliste. Le père de la jeune première aurait pu jouer Cochise avec le même maquillage. Tout y paraît à la fois improbable et tordant, surtout présenté juste après deux films de l’immense Tarkovski.
Même si des obligations ne m’ont pas permis d’assister à tout le festival, ce que j’en ai vu me permet de saluer sa richesse et son éclectisme. Que ce soit pour faire manger, voyager, faire la guerre ou boire : aux russes on souhaite d’être au rendez vous l’année prochaine.
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