Le Salon du Livre des Balkans 2022, qui s’est tenu récemment à Paris, est une formidable occasion de découvrir toute la diversité de la littérature balkanique d’aujourd’hui. Embarquement immédiat pour un voyage au coeur des littératures balkaniques, au gré de nos découvertes, rencontres et coups de coeur !
Offrir un condensé de ce qu’a été le salon du livre des Balkans n’est pas chose aisée. Ces deux jours ont été riches de multiples rencontres formelles et informelles et comme bien souvent dans les salons littéraires, l’opportunité de découvrir des œuvres que nous n’avons pas encore lues, ce qui ne facilite pas le travail de rédaction.
Néanmoins une question nous a traversé l’esprit durant ces deux jours, qui guidera ce petit aperçu et ouvrira la suite de chroniques littéraires à venir : à quels lecteurs s’adresse cette littérature balkanique ? Qu’est-ce qui nous a réunit dans cette déambulation entre stand d’éditeurs et tables rondes ? Et comment le faire découvrir à d’autres ?
L’archéologie de soi-même
Si vous aimez la littérature de la mémoire, celle qui mêle les trames du passé et du présent, alors les romans balkaniques peuvent vous plaire.
Cette tonalité a été ressentie durant ces deux jours, notamment à travers les tables rondes “Trois villes, trois époques” et “De l’Histoire à la fiction”. La particularité de la question de la mémoire dans la littérature balkanique est que la mémoire elle-même est mouvante dans ce territoire. Portée par des mouvements d’exil, des secrets (tout autant Apolitiques que familiaux), des identités marquées par leurs fragilités, la mémoire dans cette littérature contemporaine est portée non pas tant comme un sujet que comme un objet à part entière. La mémoire est un mystère à part entière qu’il faut aller explorer dans le récit.
En effet, la tentation des romans explorant la mémoire est souvent celle d’aller chercher à mettre à jour une vérité, presque à l’instar d’un polar. La littérature permet ainsi de s’affranchir du silence que l’Histoire est venue apposer sur les récits individuels. Or dans les Balkans – et la question fût explorée durant la table ronde “de l’histoire à la fiction” – l’Histoire est encore une objectivité fragile, souvent réécrite et l’écrivain pourrait alors se retrouver lui aussi pris dans ce piège de réécrire l’histoire. Comme a pu le poser Florina Ilis, auteure du Livre des Nombres (récit de mémoire historique), l’Histoire peut apparaître comme un objet de frustration plutôt que comme un outil d’éclairage.
Ainsi, au travers de ces différents romans explorant la mémoire, exposés durant le week-end (mémoire de filiation comme dans Trésor National de Sedef Ecer, mémoire plus politique comme dans Demain la brume de Timothée Demeillers ou encore mémoire culturelle dans Métamorphose d’une capitale d’Iljet Alikca) il s’agit d’aller mettre en place une archéologie de soi-même.
Comme a pu le dire Sedef Ecer, auteure de Trésor National, un roman retraçant le parcours de sa mère, actrice adulée en Turquie et portant Istanbul en elle tout autant qu’Istanbul la porte, l’archéologie d’une ville amène également à une archéologie du soi. La tentation dans les romans de filiation de s’adresser à la généalogie est mise à mal dans des lieux du monde mouvants et agités comme peuvent l’être les Balkans puisque la généalogie est bousculée par des mouvements politiques qui viennent marquer le rapport au monde.
Il s’agit donc d’aller fouiller en soi une archéologie, trouver les espaces d’ouvertures et de lumières, les piliers, les ruines, les lieux sacrés ou ceux secrets, comprendre les logiques de construction qui peuvent nous paraître absurdes ou mystérieuses comme on le ferait d’une ville. La possibilité de se perdre et de se trouver se reflète dans la chair que peut prendre la ville en elle-même.
L’atmosphère des lieux
Ce rapport à l’archéologie du soi, à la mémoire objet, nous amène ainsi à notre deuxième pan de la littérature balkanique exploré durant le week-end. Les Balkans, c’est aussi une atmosphère, que les auteurs s’efforcent à traduire. Comme a pu l’exposer Chloé Billon, traductrice du serbo-croate, durant son intervention avec une expression assez poétique “Le Danube est un fleuve sérieux.”
Bien que les Balkans ne se résument pas au Danube, l’image en dit beaucoup de cette littérature imprégnée d’un enracinement culturel qui surgit à chaque page. Il semblerait que les lieux eux-mêmes soient poursuivis par le destin dans la littérature balkanique et qu’ils puissent ainsi devenir l’objet d’un récit. On peut donc au travers de cette littérature aller à la rencontre de lieux, lieux marqués par la magie comme dans les forêts de Kapka Kassabova, marqués par des cicatrices culturelles comme la mer grecque bandes dessinées d’Alain Glykos, ou des villes marquées par le communisme et son enfant terrible le post-communisme, comme dans l’oeuvre d’Iljet Alikca.
Le lieu lui-même devient donc un objet de récit, semblant se fuir et se retrouver, se cacher et s’observer, indécis sur son histoire et sa valeur. D’ailleurs, cette question a bien été abordée sur la table ronde “Trois villes – trois époques“ où les auteurs exposent que la métaphore même du lieu dans leur littérature vient modeler leurs récits. Les villes sont-elles des femmes ? et à ce titre engendrent-elles la vie ? sont-elles des hommes ? sur lesquels s’inscrivent les conflits passés et présents ? Comment la ville elle-même se vit en dehors de ceux qui l’habitent ?
Ylljet Alicka l’expose subtilement à travers une anecdote : il n’y a pas si longtemps en Albanie il était nécessaire d’avoir sa carte dans un parti politique pour accéder à certaines fonctions, si ce n’est à certains droits, dans un engrenage de magouilles et de pots-de-vin propres aux pays en instabilité économique et politique. Or, aucun parti ne se démarquant officiellement, il pouvait être fréquent d’avoir une carte dans tous les partis politiques et de sortir la carte adéquate au moment opportun.
La ville elle-même se retrouve donc marquée par ce sceau de l’absurde, aucun lieu ne semblant pouvoir refléter une identité propre et les personnages du roman changeant de visages comme les lieux de la ville changent d’atmosphère selon le soleil ou la lune…
Une rencontre rapide avec Sedef Ecer à la suite de cette rencontre vient appuyer cette idée. A la question que je lui pose sur cette littérature de l’exilée – écrire dans une autre langue que sa langue maternelle et de Paris sur Istanbul – elle répond dans un sourire que “c’est la ville elle-même qui est exilée.” Si l’humain peut être frappé d’amnésie dans sa généalogie, la ville est frappée d’oubli. Sur place, une dialectique de l’oubli se met en place, dans ces villes fourmilières où chaque évènement efface le précédent à un rythme que l’on ne peut plus absorber.
Les rues changent, les magasins ouvrent et ferment, les représentations du religieux ou les manifestations du laïc se succèdent à des rythmes tellement effrénée que l’on peut sortir de chez soi le matin et ne peut plus reconnaître sa vie, sa ville. On est exilé sur place, témoin d’un “homicide de la ville” qui semble elle-même se débattre avec sa mémoire.
L’exil – d’une frontière à l’autre
Si la mémoire et les lieux peuvent sembler en exil, la littérature balkanique contemporaine se concentre aussi tout simplement sur l’exil. On peut penser l’exil dans la droite ligne de l’histoire contemporaine qu’ont connu les Balkans, entre dislocation du bloc soviétique et guerre de Yougoslavie. C’est une génération entière qui a, il y a une trentaine d’années, pris le chemin de l’exil vers l’Ouest et qui revient désormais questionner cette terre quittée qui ne se ressemble plus.
Face à ceux qui reviennent explorer la mémoire – mouvements fréquents de la deuxième ou troisième génération – une autre forme d’exil se met en place, celui des intellectuels, des activistes et de la migration économique. Cette question fort complexe fût abordée durant la table ronde avec les divers rédacteurs en chef des branches balkaniques du Monde Diplomatique. Un exil plus subtil, moins bruyant, mais tout aussi violent, qui dépeuple tout un territoire d’une jeunesse (ou moins jeune) vive. Et autour de leur absence gravitent une autre réalité en miroir, rappelant aux Balkans leur symbolique de terre d’exil, à savoir les migrants.
Cette idée a parcouru les différentes rencontres et les différentes œuvres qui ont été abordées. Nous avons aussi pu l’explorer aussi plus profondément au travers d’une rencontre dédicace avec Allain Glykos qui, en retraçant le parcours mémoriel de son père, grec exilé en 1920, se retrouve confronté à des embarcations migratoires, sur la même plage, un siècle après.
Autour de cette thématique particulière de l’exil se trouve ainsi un croisement Est/Ouest, croisement qui nous amène aussi à considérer la littérature Balkanique dans sa spécificité mais la rattache aussi à la dynamique plus générale d’une littérature européenne. Ivan Nilsen, auteur de polars présent sur le festival, a dans ce sens à coeur dans ses romans de construire des enquêtes venant provoquer cette confrontation entre les deux Europes, au travers de personnages de l’Ouest partant à l’Est et retraçant ainsi la symbolique de deux Europes qui s’observent, s’éloignent, se retrouvent.
Ce qui nous amène, pour conclure ce compte-rendu du salon littéraire des Balkans, à la question du lecteur et de celui qui permet au lecteur de découvrir cette littérature : l’éditeur.
Petit aperçu des éditeurs
En effet, la littérature ne se dissocie pas des éditeurs et ce week-end nous a également permis de rencontrer différentes maisons d’éditions, que nous souhaitons remercier pour leur travail et que nous espérons rencontrer de manière plus personnelle à d’autres moments.
Toutes ces maisons d’éditions portent leurs voix singulières mais partagent le même désir de partager avec les lecteurs francophones la littérature balkanique, avec la complexité de sa langue, de sa culture, de ses enjeux.
Nous avons ainsi pu passer des moments particuliers avec la maison d’édition L’esprit du Temps, sensible entre autres à cette question de l’exil au travers de l’édition de poésie.
La maison d’édition des Syrtes a pu aussi nous offrir un historique passionnant de la question de la littérature balkanique et plus spécifiquement roumaine sur la question même de faire littérature dans le monde communiste où la dissidence était interdite et dans le monde post-communiste où la jeunesse est prise dans des enjeux fracturés vis-à-vis de ceux de la génération précédente. Cette question d’une littérature dissidente a ainsi pu être portée dans des territoires artistiques auxquels nous ne pensons pas nécessairement en premier lieu, comme la littérature érotique…
Les éditions l’Ollave et les éditions Franco-Slovènes, la première spécialisée sur la poésie croate et la seconde plus portée sur la littérature slovène en générale mais également sur d’autres récits post-yougoslaves. Leur travail respectif est particulièrement admirable dans la démarche pour ces traductrices d’avoir monté elle-même leur réseau d’édition pour faire découvrir les livres et les auteurs qu’elles estiment être des petites perles et que personne d’autres n’auraient pu transmettre.
La question de la mémoire semble surgir et se mouvoir et appelle à elle d’autres mémoires plus anciennes. Mais l’exil apparaît aussi sur son versant contemporain par la route des Balkans usitée par les exilés et par une forme d’exil intellectuel. Les lieux eux-mêmes semblent en exil.
COUP DE PROJECTEUR SUR QUELQUES OUVRAGES VIVEMENT RECOMMANDÉS:
Du côté de la Slovénie…
Saviez vous que le père de l’apiculture moderne est slovène ?
Et oui, si aujourd’hui l’apiculture est ce qu’elle est, c’est grâce au travail d’Anton Jansa à la Cour de Vienne au 18ème siècle !
Et saviez vous que la journée mondiale des abeilles a été décrétée par l’ONU le jour de sa naissance, le 20 mai, en son hommage ?
C’est son histoire que l’autrice slovène Andrejka Cufer a voulu raconter aux plus jeunes dans « Apiculteur de coeur« , publié par les Editions Franco-Slovènes & Ci dirigées par Zdenka Stimac. Un très joli livre jeunesse à découvrir !
Pour les amateurs d’Histoire, ne manquez pas le dernier livre de Miha Mazzini, « Grandir – 1973, Slovénie, Yougoslavie« .
L’auteur y raconte son enfance dans la Yougoslavie titiste, mais d’un point de vue slovène, ce qui est assez rare pour être souligné.
Du côté de la Croatie…
Prenons la route vers l’Est, passons la frontière et arrêtons nous à Zagreb.
La capitale croate est l’un des points de départ du dernier livre de Timothée Demeillers, « Demain la Brume« , qui nous conduira ensuite jusqu’à la tristement célèbre Vukovar.
On y suit le quotidien de deux jeunes musiciens issus de couples mixtes, comme on dit là bas, qui vont composer un morceau qui se révèlera annonciateur du pire, « Fuck yu Yu ».
L’histoire, chronologique, nous permet de comprendre comment des hommes et des femmes vivant en paix, vont peu à peu s’éloigner les uns des autres jusqu’à se détester et se haïr.
Demain La Brume est un formidable ouvrage richement documenté, qui nous montre le chemin vers la guerre d’indépendance croate, mais d’un point de vue humain.
Timothée Demeillers est aussi le co auteur, avec Grégoire Osoha, de « Voyage au Liberland« , sorti en janvier dernier. Un livre passionnant sur leur périple dans ce micro Etat autoproclamé situé entre les frontières croate et serbe, sur le Danube.
Du côté de l’Albanie…
L’Albanie s’ouvre peu à peu depuis quelques années. Emprisonnée par la dictature communiste d’Enver Hoxja pendant plusieurs décennies, la culture albanaise a eu du mal à s’exporter.
Si Ismaël Kadaré fait figure de référence, la littérature albanaise traduite en française commencer à arriver dans nos contrées.
Et si il en a bien un qui peut en parler, c’est bien Ylljet Alicka.
Homme de lettre albanais reconnu mondialement, il a notamment été Ambassadeur d’Albanie en France jusqu’en 2013.
Il vient de sortir son tout nouveau roman, « Métamorphose d’une capitale« .
Derrière ce titre très géopolitique se cache en réalité une histoire sans demie mesure dans laquelle il raconte l’évolution de la société albanaise depuis la dictature jusqu’à aujourd’hui, dans un style bien à lui mêlant ses références historiques dans une histoire où l’humour noir ne fait jamais défaut.
Du côté de la Grèce…
L’un des coups de coeur du Salon, mis en avant en début d’événement, était Ivan Nilsen et son livre « Les Carnets de Salonique« .
Une histoire policière qui prend racine avec un meurtre commis au milieu des années 70 dans le Nord de la Grèce, après la chute de la Dictature des Colonels, et qui va mystérieusement ressortir plusieurs décennies plus tard.
Deux hommes vont alors enquêter et se plonger dans les heures sombres de la Grèce.
Ce court roman très documenté est une belle découverte.
Spécialiste des Balkans, Ivan Nilsen vient tout juste de sortir son tout nouveau roman, « La lueur d’opale« , qui cette fois emmène le lecteur en Albanie avant de le plonger dans la Croatie des années 40.
Du côté de la Turquie…
Notre dernière étape nous conduit sur les rives du Bosphore, dans cette magnifique Istanbul qui est au centre du premier roman – remarqué et remarquable – de l’autrice turque Sedef Ecer, « Trésor National« .
Trésor National, c’est le titre suprême décerné à Ezra Zaman, diva du cinéma turque, pour l’ensemble de sa carrière.
Voyant son dernier souffle arriver, elle demande à sa fille avec laquelle elle n’a plus de lien depuis plusieurs décennies depuis que celle ci s’est installée à Paris, d’écrire son oraison funèbre.
Une oraison qui doit faire partie d’une cérémonie grandiose préparée par Ezra Zaman elle même, qui souhaite en faire son dernier spectacle sur la scène du Théâtre de la Ville d’Istanbul.
Une mégalomanie qui l’a conduite à privilégier sa carrière plutôt que sa propre famille.
Cette demande très spéciale va plonger sa fille Hulya dans sa propre histoire familiale, que nous découvrons page après page.
Une histoire familiale rythmée par les trois coups d’Etat de 1971, 1980 et 2016. Affiches, articles, photographies, vêtements, lettres… le contenu d’un sac envoyé par sa mère sont autant de chapitres de sa vie passée et du mythe qu’est devenue sa mère pour le peuple turc.
Au delà de la dimension littéraire de ce roman, « Trésor national » est une formidable plongée dans l’histoire de la Turquie et dans sa culture. Très riche en détails historiques, on apprend sur le processus d' »Occidentalisation » de la ville au cours du 20ème siècle, sur l’évolution de la place des femmes, sur l’histoire du cinéma turc, etc.
Si Sedef Ecer se défend de tout propos autobiographique dans ce livre, elle confie néanmoins avoir connu le milieu du cinéma très jeune, comme enfant star en Turquie.
Nous tenons à remercier chaleureusement l’équipe du Salon du Livre des Balkans pour son accueil durant ces deux jours, notamment Pascal, Yves et Hélène. Ainsi que les auteurs et éditeurs qui nous ont accordé de leur temps.
Site officiel du Salon du Livre des Balkans
Article : Léa Djénadi
Photos : QuentinprodPhotos / HAJDE
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