Soy Cuba – Nous sommes en 1993 au Festival du Film International de San Francisco. Au programme un film soviético-cubain en noir et blanc et en espagnol du réalisateur soviétique Mikhaïl Kalatozov. Celui-ci est surtout connu pour avoir obtenu la Palme d’or au Festival de Cannes en 1958 pour « Quand passent les cigognes ».
Ce film est ressorti des archives grâce à l’écrivain Guillermo Cabrera Infante qui l’a fait programmer l’année précédente au Festival de Telluride. A la fin de la projection, la salle éberluée est sous le choc. Comment un tel film est possible ? Est-ce à ce moment là qu’un petit homme à la diction nerveuse souffle à son voisin, qui est peut-être Francis Ford Coppola, ce qu’il répétera par la suite à une quantité de journalistes ?
« Si j’avais découvert ce film à sa sortie en 1964, mes films auraient été différents ».
« Soy Cuba » aurait pu changer la face de « Taxi Driver » oude « Raging Bull », des films qui ont imprimés la mémoire de générations de cinéphiles ? De la part de Martin Scorsese, mémoire vivante du cinéma, ce n’est même plus un compliment, c’est un trophée, l’intronisation dans la confrérie des chefs d’oeuvre. Mais qu’est-ce alors que ce « Soy Cuba » ?
Nous sommes en 1963 à Cuba. Mikhaïl Kalatozov débarque à la Havane avec son chef-opérateur Sergueï Oussourevski. C’est avec lui qu’il a réalisé « Quand passent les cigognes », premier film soviétique à avoir obtenu une Palme d’Or en 1958.
Ce film ouvre en URSS une période de liberté pour toute une génération de cinéastes. Les deux complices sont là pour réaliser un film de propagande à la gloire du jeune régime cubain. Celui-ci apparait alors porteur de tous les espoirs révolutionnaires et ils vont lui offrir un « Cuirassé Potemkine » hispanophone filmé par un émule de Orson Welles.
A leur côté pour le scénario Enrique Pineda Barnet un cubain pour leur raconter la révolution mais aussi un poète russe Evgueni Evtouchenko, qui doit encore aller aujourd’hui sur ses 84 ans, et qui est alors un poète correspondant de 30 ans à La Havane. Le régime soviétique peut être avenant avec les poètes qu’il n’a pas envoyé au goulag mais cet Evtouchenko qui s’est permis en 1961 un poème Babi Yar sur les massacres de juifs par le régime en 1941 ne perd rien pour attendre.
Enfin, à la musique, Carlos Farinas pour composer un poème variant entre l’indolence et la fièvre. Les cinq hommes mettront un an à réaliser leur film, les soviétiques sont pris par une population, un climat, des paysages qui les déroutent et une révolution qui échappe à leurs attentes et leurs analyses.
Nous sommes en 1964 dans une salle de cinéma de La Havane qu’on imagine comble. Le film tant attendu est enfin achevé pour être montré au public. Ce doit être un évènement pour les officiels cubains impatients de contempler le reflet que le grand-frère soviétique dresse de Leur révolution. C’est un désastre.
Le régime n’y reconnait rien. Est-ce cette lubie de ne pas raconter tout simplement l’histoire de La Révolution Castriste et de son Leader Maximo, mais d’éclater le film en quatre récits sur des anonymes avec des fils tendus de l’un à l’autre ? C’est peut être d’ailleurs à cette tentation de l’hagiographie que répond dans le film le geste des jeunes révolutionnaires qui jettent un cocktail molotov sur un écran de cinéma à la gloire de Batista.
Est-ce cette idée de ne pas se contenter de s’en prendre tout simplement au régime réactionnaire de Batista à la solde des yankees mais de faire remonter les malheurs de Cuba à l’arrivée même de Christophe Colomb et du colonisateur, l’occidental venu troubler le paradis ? Est-ce pour ces marxistes venus faire changer de base l’ordre ancien, cette invocation à la foi catholique et presque tout autant à la nature qui parcourt le film ? Est-ce pour Fidel Castro le sacrilège d’enrober d’un hymne à sa personne l’idée qu’il n’est qu’une icône révolutionnaire, un mot d’ordre et de même oser parler de sa mort ? Peut-être tout cela, peut-être encore autre chose.
Toujours est-il que le film perd à la fois la bénédiction du régime cubain et du grand frère soviétique. Mais ce n’est pas tout. Aux USA on a alors autant envie de voir un film soviéto-cubain sur la révolution castriste que de refaire un débarquement à la baie des cochons. Ce film réussit donc l’exploit d’être banni des deux côtés du rideau de fer. Jusqu’à ce que, trente ans plus tard, Guillermo Cabrera Infante le fasse resurgir de l’oubli.
Et qu’est-ce enfin que ce film alors ? Tout à la fois. Un éblouissement, une ivresse, un brûlot.
C’est tout d’abord pour tous les spectateurs qui le découvriront trente ans plus tard l’éblouissement de découvrir dans la scène d’ouverture cette caméra, qui est avec la voix off la véritable héroïne de ce film, qui survole littéralement la scène affranchi de la pesanteur bourgeoise, puis plonge dans une piscine. C’est bien simple. En 1964 au regard de la technique de l’époque cela ne se peut pas et constitue plus qu’un mystère, une légende.
Ce sont ces images dans un noir et blanc incandescent qui semblent tout le long du film annoncer l’embrasement. C’est ce film choral qui atteint son sommet lorsqu’il rend hommage à cette frémissante masse populaire cubaine lors de la scène des obsèques où Ouroussevski accomplit encore avec sa caméra un morceau de bravoure.
Ce sont quatre récits de dominations pesant sur le prolétariat cubain, Maria jeune cubaine auquel un occidental croit dérober sa vertu pour quelques billets.
Pedro paysan qui embrase sa récolte pour ne pas l’abandonner aux yankees.
Enrique révolutionnaire qui hésite à tirer sur un tortionnaire parce qu’il est entouré de ses enfants comme une réminiscence de ce révolutionnaire russe de 1904.
C’est enfin Mariano dont le mains sont habituées à la charrue et qui rejoint les guerilleros après la mort d’un de ses enfants.
C’est aussi, et c’est incompréhensible pour le réalisateur de « Quand passent les cigognes », un film où les femmes sont confinées à un rôle de victimes. C’est enfin la voix de Raquel Revuelta murmurant d’une voix lancinante à un spectateur envoûté Soy Cuba. L’illustration ultime de poètes déterminés à élaborer un cinéma incandescent qui puisse raconter une révolution qui n’a en réalité pas eu lieu.
Saluons une nouvelle fois le travail remarquable du site Kinoglaz et leur article de référence sur ce film. Mais aussi celui de Critikat et de Il était une fois le Cinéma.
Par ailleurs le DVD du film est accompagné d’une remarquable analyse du journaliste Samuel Blumenfeld sur les conditions de tournage du film.
Selon la formule consacrée les erreurs, confusions ou méprises contenus dans cet article n’engagent que son auteur.
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