Mikhaïl Pletnev en récital au Théâtre des Champs-Elysées, après plus de vingt ans d’absence ! Peu de pianistes sont entourés d’une telle aura, de ce voile mystérieux. Le retour discret du maître sur les scènes françaises depuis quelques années n’entame en rien le pouvoir hypnotique de son piano. A chaque récital, Pletnev impressionne, et dévoile à travers tous les répertoires qu’il arpente son art hautement personnel.
L’entrée sur scène de Pletnev résume son geste artistique. Des pas lents, une attitude corporelle détendue. Le calme ataraxique d’un sage affranchi de toutes craintes. Il attaque sans moment de concentration la première pièce, une absence de cérémoniel qui traduit son goût pour l’informel. De la première à la dernière note, le public sera témoin d’un art subtil, hautement personnel : les expérimentations d’un musicien à son piano. Tantôt mimant la spontanéité, l’improvisation, tantôt refusant tout éclat de premier degré, ce piano possède totalement les œuvres. Pletnev nous les restitue avec un sens nouveau, et en empêche l’atrophie. Voilà pour le monde des idées.
Matériellement, Pletnev c’est : l’attaque franche de la note en début de phrase, une liberté rythmique, un son qui n’a aucune électricité, une matière sonore magnétique, une échelle dynamique réduite mais des arêtes marquées, une façon de regarder le texte à la loupe pour faire entendre des subtilités.
L’absence de pathos caractérise ce qu’ont en commun tous les grands Brahms tardifs émanant de la tradition Russe : puissance tellurique de Gilels, droiture de Rösel, sens du détail de Sokolov… le Brahms de Pletnev partage cela. Mais la comparaison s’arrête là, tant le pianiste explore ces partitions essentielles. Sa Rhapsodie, presque improvisée, alterne entre le drame et le jeu. Le chaos des accords ouvre un gouffre entre les gammes, une transition crépusculaire nous mène à une partie centrale enfantine, lumineuse. Ce sens de la litote est très caractéristique de Pletnev : des passages entiers sont pris au pas, avec un ton joueur qui dédramatise une pièce.
L’op.118/6 nous plonge dans un monde informe. C’est une vision hallucinée du chaos avant l’éclosion de la vie ou d’un territoire post-apocalyptique, selon vos goûts. La main gauche reste dans les tréfonds du piano, la réexposition complètement nue du thème à la main droite confine à la folie. Dur d’y voir de l’héroïsme dans l’urgence et l’instabilité volontaire de la partie centrale. L’andante con moto des Intermezzi op.117 est fascinant. Une tension irrespirable nous est transmise avec rien, ou presque : un filet de son, un rythme, une coloration des accords. Pletnev nous impose ce spectacle avec un tel calme, l’aplomb d’un maître.
Les miniatures de Dvořák sont elles aussi mémorables. L’Eclogue op.52/4 est une merveille. Pletnev substitue à l’esprit bucolique une sensualité dramatique que nous n’aurions pu soupçonner dans le texte. Le thème est une plainte, un cri déchirant auquel succède la chaleureuse partie centrale : rire et pleurer de tendresse. Les plus belles pages de Brahms sont au programme, et c’est un poème bucolique de Dvořák qui nous fait lâcher une larme… il fallait bien Pletnev pour cela.
Le Russe trouve dans les Impressions Poétiques de Dvořák un terreau fertile à sa science des accords, à son talent pour créer des atmosphères. Dans Au Vieux château, Pletnev dédramatise le ton et nous dépeint une noblesse aucunement larmoyante : il fait toujours bon y vivre, dans ce château ! Dans Bacchanale, l’artiste démontre son irréelle capacité de caractérisation distincte des plans : une manière de faire entendre des lignes intérieures au texte. Pletnev capte tout l’esprit joueur et léger de Causerie. Chez Andsnes plus tôt dans la saison, on la trouvait traversé d’un sérieux, ici, elle est chuchotages, commérages, petits secrets. Un piano rieur !
Le temps des deux bis, tenter d’être à la hauteur de l’instant, une Nocturne de Chopin puis une splendide Alouette de Glinka/Balakirev. Un monde féérique : des frottements insoupçonnés, des lignes magiques, et un niveau de réalisation encore supérieur à son live de Verbier, croyez-moi j’en sais quelque chose, je l’écoute quasi-quotidiennement, dès que j’ai besoin de me rappeler comme le monde est beau ! Pour conclure, la prise de conscience qu’il n’est pas d’âge d’or du piano à chercher dans de grands idoles. Nos monstres sacrés sont là, sous les yeux de ceux qui savent les voir.
Brahms Rhapsodie op. 79 n° 1 ; Dvořák Deux Menuets op. 28, Eglogue, Allegro molto, Tempo di Marcia, extrait de Six Pièces pour piano op. 52 ; Brahms Intermezzo op. 118 n° 6 ; Dvořák Extraits de Huit Humoresques (n° 7, n° 6, n° 4), Humoresque B. 138, Eglogue op. 103 n° 3 ; Brahms Trois Intermezzi op. 117 (n° 1, n° 2 et n° 3) ; Dvořák Eglogue op. 103 n° 34, Moderato en la majeur ; Brahms Ballade op. 118 n° 3 ; Dvořák At the Old Castle, Reminiscence, Serenade, Bacchanalia, Tittle-Tattle, At the Tumulus, At Svata hora, extraits des Impressions poétiques op. 85
Mikhaïl Pletnev, Piano – Théâtre des Champs-Elysées
Droits d’auteur photographies : JL Neveu
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