Les éditions Intervalles nous proposent ce bel ouvrage écrit par 8 femmes originaires d’Europe de l’Est : Albena Dimitrova, Lenka Horñáková-Civade, Katrina Kalda, Grazyna Plebanek, Sonia Ristić, Andrea Salajova, Marian Skalova et Irina Teodorescu. Elles nous racontent leur histoire. Enfin.
« Nous n’avions pas le téléphone; personne ne risquait d’appeler à la maison pour signaler qu’une écolière se promenait seule dans le quartier. »
En ce moment sur les réseaux sociaux, je tombe souvent sur des vidéos qui s’intitulent « avoir grandi en Europe de l’Est » ou « dans les Balkans » et dont les auteurs s’amusent à montrer des grandes barres d’immeubles avec des squares fantômes, des gamins qui dorment sur trois chaises dans des mariages, du bois en vrac dans de vieilles aux rideaux en crochets…
Des images qui surgissent et semblent dresser le décor d’une histoire. On peut imaginer, en plissant un peu les yeux, les personnages qui vont venir graviter et commencer à jouer leurs pièces…
Ces images me font penser à Filles de l’Est, femmes à l’Ouest. C’est un livre étrange. Un ouvrage collectif dans lequel huit femmes, huit auteures, racontent un bout de leur enfance en le tissant délicatement avec la personne qu’elles sont devenues.
Huit filles dont le fil commun est d’avoir grandi de l’autre côté du mur, celui qui a scindé l’Europe en deux et semble parfois encore la scinder.
Huit femmes dont l’autre fil commun est d’être venues ensuite vivre de l’autre côté de ce fameux mur, à l’Ouest.
Ni essai, ni témoignages, ni autobiographies, c’est un narratif qui se dessine dans ce patchwork et qui vient nous interpeller autour d’une question centrale : que veut dire être une femme européenne ?
Evidemment, comme dans tout questionnement identitaire, les réponses n’en sont pas tant et il s’agit plutôt d’aller explorer des sensations, des matières, des vécus, des réflexions. Dans ce livre les portes qui s’ouvrent sont donc diverses mais tournent autour de thématiques commune : l’enfance, le féminin, l’engagement, le territoire réel et symbolique de l’Europe.
Ces fils s’entremêlent, tout comme la vie et les rencontres s’entremêlent. Ils sont traversés de certaines évidences et de certaines pudeurs. D’abord l’idée qu’être d’un territoire c’est quelque chose qui se transmet. Car être fille, c’est d’abord être fille de. La particularité ici c’est que cette transmission se pose du côté des femmes, là où la parole concernant le monde communiste a souvent été posé par les hommes.
C’est Sonia Ristić, la serbe, qui va fouiller dans la mémoire de ses grands-mères partisanes. Que porte-t-on alors sur ces épaules, quand on descend de ces femmes-là, combattantes d’une Europe libre ?
Sur un registre plus intime, c’est le doux texte de Marina Skalova, la russe, sur sa grand-mère Nina, qui troque malgré elle un morceau de viande contre un flirt poisseux avec un ancien amoureux…
Descendre de ces femmes-là, c’est descendre d’histoires où l’intime et le politique semblent avoir longuement fait partie du lit des parents, tel un troisième partenaire. Ce sont les réflexions d’Albena Dimitrova, auteure bulgare et Grazyna Plebanek, auteure polonaise, qui questionnent l’impact du communisme et de sa chute sur la posture de leurs mères en tant que femmes.
Des postures de femmes que le passage à l’Ouest vient décalquer. Maman était universitaire, maintenant elle veut un crédit pour changer de canapé. Mais comment ne pas admirer sa capacité à rebondir face à la précarité économique et à l’éclatement de toute une époque? Comme le dit Grazyna Plebanek [en Pologne, nos mères étaient leurs propres femmes de ménages. En France on me dit oh tu es polonaise ? Comme ma femme de ménage.]
Ainsi se pose une transmission, du féminin, de la famille, de la société qui soudainement se disloque. Se coupe par l’exil à l’Ouest, se coupe par la fin d’une époque.
Car ce livre est aussi traversé de cette tonalité sur l’enfance. D’abord on est fille de, puis ensuite on est fille, n’est-ce pas ? Être d’un territoire, c’est connaître son histoire mais c’est également y avoir vécu. Ces textes sont traversées des enfances de ces auteures. Des enfances particulières, marquées de nostalgies. La nostalgie est une émotion complexe, visant à garder vivant ce qui n’est plus, entre le lieu et l’espace.
Si par principe toute enfance peut paraître nostalgique, pour ces femmes c’est réellement un monde qui n’est plus puisque cette Europe n’est plus. On grandit sans réaliser que l’on expérimente une époque et qu’on en deviendra le témoin… Ce qu’on entend de ces enfances, c’est qu’elles semblent avoir été curieuses. Étrangement libres, pour nous à l’Ouest dont les enfants ne peuvent pas traîner du pied dans le quartier sans que les parents ne s’interpellent, comme le souligne Katrina Kalda, et naïvement curieuses du monde.
Les enfants qu’elles ont été semblent se répondre, comme Katrina Kalda, auteure estonienne, qui raconte comme elle a fugué d’un dîner de famille pour errer dans la ville, prenant des bus dont elles ne sait pas où ils mènent et croisant des punks et d’étranges affiches sur les prisons, ou Grazyna Plebanek, qui croise des chars en voulant aller au cinéma avec ses copines avec qui les conversations se font à demi-mots car les parents ne sont pas du même bord politique…
Des jeunes filles témoin d’une époque, une époque qui façonne leurs engagements. Des engagements politiques, comme ceux de Lenka Horñáková-Civade, qui vit la révolution Tchèque à Prague aux détours de soirée entre amis.
Des engagements politiques qui tournent autour du désir ardent de liberté, mais d’une liberté associée à une certaine idée de l’Europe. Or voilà bien la question: mais qu’est-ce que l’Europe ? Comme le pose Irina Teodorescu, auteure roumaine, si l’on prend une carte de l’Europe, Bucarest n’y est-elle pas au centre ? Pourtant qui dirait de la Roumanie qu’elle est centrale en Europe ? Et puis comment vit-on une identité européenne quand « le Bien et le Mal semblent s’être inversés » comme le questionne Katrina Kadla ?
Mince, l’Ouest n’est plus l’ennemi mais l’Est le devient, et puis à l’Est ils ne connaissent rien de l’Ouest mais quand je retourne à l’Est, je ne suis plus de là… Qui suis-je et qui est l’Europe ?
C’est ici que s’entrelacent l’identité de la femme et l’identité européenne. La jeune fille a grandi, elle est devenu autre et cet autre semble souvent tiraillé non pas tant dans cette distance entre l’enfance et l’âge adulte que dans cette distance entre l’Est et l’Ouest, sous la chair d’une femme.
ll y a en psychologie un concept qui s’appelle la distance culturelle. La distance et la proximité entre deux cultures s’évaluent selon le nombre de valeurs communes et de critères communs que partagent ces cultures. La distance culturelle évolue selon les cercles dans lesquels se trouvent les personnes. En France, je ne me sens pas spécialement proche d’un allemand mais à l’étranger, nous devenons tous les deux européens et partageons cette culture implicite commune… C’est dans cette distance culturelle que ces femmes semblent ouvrir dans cet ouvrage les portes d’une nouvelle narrativité. Sont-elles plus proches des femmes de l’Est ou des femmes de l’Ouest ? Sont-elles plus proches de leurs enfances ou de leurs vies actuelles ?
Les stéréotypes sur l’Est perdurent – et sur les femmes de l’Est – et leurs collent à la peau. Elles en veulent à l’Ouest pour ça. Mais elles voient également leur pays se désarticuler, sous la corruption et la montée des extrêmes, et l’être femme s’y trouve en danger et elle savent pourquoi elles sont à l’Ouest.
Le récit qui ouvre cet ouvrage en semble une esquisse parfaite. Andrea Salajova, slovaque, y raconte avec pudeur l’histoire d’une lignée de femmes dans un village slovaques… L’histoire d’une matriarche qui surveille sa descendance, naïve et bien jolie, semblant épouser toujours le mauvais homme…
Alors que la réflexion semble se fermer (ou s’ouvrir pour le lecteur), l’ouvrage se permet une postface sur la guerre en Ukraine. Voilà que notre époque actuelle semble elle aussi se disloquer, se désarticuler et que nos questions bientôt sembleront anachroniques. Tout en se répétant.
L’Europe se joue encore sous nos yeux, tiraillé entre Est et Ouest, l’Est semblant devenu Ouest. L’Europe trouvera-t-elle son chemin entre cet orient et cet occident qui se regardent en chien de faïence depuis si longtemps ? Et cette réponse peut-elle venir par les femmes ? Après tout Europe n’était-elle pas une femme ?
Filles de l’Est, femmes à l’Ouest
Ouvrage collectif sous la direction d’Elisabeth Lesne
Albena Dimitrova, Lenka Hornakova-Civade, Katrina Kalda, Grazyna Plebanek, Sonia Ristic, Andrea Salajova, Marina Skalova, Irina Teodorescu
Editions Intervalles
La maison d’éditions Intervalles a été fondée en 2006 par Armand de Saint Sauveur. Dans son catalogue variées, elle entretient un tropisme autour des auteurs d’Europe Centrale et de l’Est.
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