L’auteur moldave Iulian Ciocan a accepté de répondre à nos questions à l’occasion de la parution cette année de son nouveau roman « Et demain les Russes seront là ».
Chronique & rencontre au coeur d’une actualité brûlante.
– Quelle vie sera la mienne, Gricha, maintenant que les élèves m’ont vue jeter les livres au feu ?
Iulian Ciocan, « Et demain les Russes seront là »
– T’es dingue ou quoi, femme ? Tu ferais mieux de te demander ce qu’on va devenir sans ton salaire !
Un roman prémonitoire pour la Moldavie…mais pas seulement.
« Et demain les Russes seront là » est un étrange objet. Ecrit en 2015 par l’auteur moldave Iulian Ciocan se roman qui se veut dystopique est chargé d’une mission qui apparaît encore plus dystopique que l’oeuvre : se libérer non pas seulement des angoisses de l’auteur mais de celle de tout un peuple.
En effet, la Moldavie, petite enclave républicaine coincée entre la Roumanie et la Russie, vit sous la crainte d’une invasion militaire depuis des années maintenant… Et pour évacuer cette angoisse, Iulian Ciocan a choisi un ton drôle, caustique, et plein d’humour noir dans un scénario assez kafkaïen sur lequel on ne peut en dire trop sans dévoiler l’intrigue.
Dans les années 90, un jeune écrivaillon, Marcel Poudre, rentre dans sa jeune Moldavie après avoir fini ses études de lettres en Roumanie. Il cherche un emploi, dans un pays gangrené par la corruption et la misère, avec dans sa sacoche un roman dystopique qu’il a écrit… Ce roman raconte l’histoire du professeur Pigeonneau, dans les années 2020, qui cherche à fuir une Moldavie dans laquelle l’armée russe afflue mais dont le passeport périmé ne lui permet pas de passer la frontière roumaine, dont il vient pourtant et dont il est spécialiste de la langue…
Les deux scénarios vont se mêler dans un jeu de matriochkas, sans que l’on ne sache plus trop quelle intrigue écrit l’autre. Des scénarios qui font écho à une actualité qu’il n’est certainement pas besoin de renommer ici et qui nous amène aussi à lire et recevoir ce roman, traduit récemment en français, bien différemment que lors de sa sortie, donnant à son aspect caustique un pendant prophétique et aiguisé qui finalement pourrait bien plus nous angoisser que nous libérer.
Et pourtant, on tourne les pages, pris dans les intrigues personnelles, souvent bien plus viles et basses que les enjeux politiques qui nous dépassent… On dit que les grandes oeuvres sont celles qui se redécouvrent selon les moments, et il est fort à parier que ce sera le cas de Et demain, les russes seront là.
Rencontre avec Iulian Ciocan
Iulian Ciocan, écrivain et journaliste moldave, a accepté de nous présenter le roman et répondre à quelques unes de nos questions pour Hajde. Avec l’espoir que cela vous engage à lire ce livre qui en dit beaucoup sur l’Europe et la littérature, et se reçoit certainement différemment selon les dates et les lieux.
Bonjour Iulian et merci de répondre à ces questions concernant votre roman “et demain, les russes seront là”. Tout d’abord pouvez-vous nous présenter votre roman ?
Il s’agit d’une dystopie dans laquelle je me suis imaginé la Russie et la région séparatiste de Transnistrie en train d’envahir la République de Moldavie. Le roman est construit toutefois sur deux plans différents. Car il y a le plan des années 90, du chaos et de la pauvreté consécutifs au démembrement de l’Union Soviétique alors que le plan dystopique est celui du roman écrit par un étudiant qui vient du plan réel, celui de ces années 90. A la fin, les deux plans s’entrecoupent pour soutenir l’idée que tout passé truffé de problèmes ne peut générer qu’un futur ténébreux, nébuleux.
En recevant le roman j’ai été un peu percutée par le titre au vu de l’actualité. Encore, en France la question des Russes évoque moins de crainte ou d’espoir qu’en Europe de l’Est, vous vous en doutez. Le roman a germé avant les événements récents mais de quelle manière ce titre a-t-il été pensé par vous ?
J’avoue que j’ai eu toujours la conviction que la Russie envahira un jour la République de Moldavie. La Bessarabie (autre nom pour la Moldavie) a été annexée par l’empire du Tsar en 1812 et par la suite, en 1940 plus exactement, elle a été occupée par l’Union soviétique, il m’était donc passé par la tête qu’il y aurait une nouvelle invasion. Dans mon roman, elle se produit en 2020…je ne me suis trompé que sur l’année. Même à présent que la Russie semble enlisée en Ukraine, j’ai bien peur que ce soit le tour de la Moldavie. Peut-être en 2025 ou 2026.
Quant au titre, je ne l’ai pas trouvé facilement. J’avais d’abord pensé à « Un été avec beaucoup de Russes » que j’ai rejeté car je le trouvais assez hermétique. Après avoir réfléchi davantage, j’ai trouvé le titre final qui en roumain était « Et le matin les Russes viendront ». Ils arrivent, habituellement, le matin. En français ma traductrice et mon éditrice ont opté pour un titre légèrement changé, plus percutant : «Et demain les Russes seront là ».
On l’entend d’une manière inquiétante, néanmoins vous défendez bien ce propos dans votre livre, tout dépend de quel côté de la barrière (notamment linguistique) on se situe. En effet selon que l’on soit roumanophone, moldavophone ou russophone, la question de la direction politique que prend un gouvernement paraît menaçante ou sécurisante… Comment pensez-vous que ce titre puisse être entendu maintenant par le lecteur qui croiserait votre roman en vitrine ?
Avant que débute la guerre en Ukraine, mon roman – écrit en 2015 – n’avait pas été tellement remarqué. Ce n’est qu’après l’invasion de 2022 que j’ai commencé à recevoir des offres de traduction. Le lecteur doit comprendre que l’auteur de ce roman est un petit Nostradamus, qu’il a l’art de scruter l’avenir, de le deviner. Voire plus : que l’auteur peut décrire l’avenir dans ces détails, sa dystopie devient vraisemblable.
Cette question de la langue est débattu en France également, sous le versant des anciennes colonies. Au lendemain de l’indépendance de l’Algérie, Kateb Yacine, écrivain algérien, décrivait le français – langue dominante dans le monde – comme un “butin de guerre” pour les Algériens. Votre roman lui-même prend place dans un contexte de conflit de populations symbolisé entre langues, entre la population roumanophone et la population russophone de Moldavie. Le personnage du professeur renonce à la possibilité de trouver sa place dans la Moldavie occupée (ou libérée, c’est selon…) en refusant d’enseigner la langue Moldave qu’il déconsidère.
Comment considérez-vous vous-même cette tension entre les langues en Moldavie dans votre travail d’écriture et de fiction ? Laquelle de ces deux langues pourrait être le butin de guerre de l’autre ?
Aucune tension entre les langues parlées en Moldavie n’aurait pu naître si Poutine et ses prédécesseurs n’avaient pas été animés par des visées impérialistes. La langue russe n’est qu’un simple instrument dans ce mécanisme. Ce n’est pas de sa faute si Poutine rêve de rétablir l’Union Soviétique. En même temps, il faut dire que l’Empire russe, l’Union Soviétique et, à présent, Poutine ont instrumentalisé la langue russe pour annihiler toute velléité d’indépendance tout désir d’être libres qu’auraient eu les autres peuples. Personnellement je suis heureux de parler couramment le russe mais il est exclu que je sois du côté du monde de Poutine. Et je me dis que la Russie aurait eu à gagner si elle avait eu l’intelligence de choisir la voie d’une expansion « soft », comme l’a fait la France à travers la francophonie. Si la Russie avait respecté notre liberté, si elle n’avait pas tenu à nous réprimer, si elle avait inventé une sorte de russophonie, on y aurait peut-être adhéré volontiers.
La littérature prend une place importante dans votre livre, si ce n’est la place la plus importante. Marcel Poudre se retrouve en procès pour le roman qu’il a écrit, dans un monde où pourtant plus personne ne semble lire. Ce procès en lui-même par conséquent semble plus dystopique que l’oeuvre. Pensez-vous que la littérature puisse encore être considérée comme un objet dangereux ?
Votre remarque est très pertinente. Oui, la littérature peut être un objet dangereux en plus de générer des dangers. Car il arrive souvent que les gouvernants ne fassent pas la distinction entre fiction et réalité. Tenez, qu’arriverait-il si j’allais demander à un éditeur de Russie de publier mon roman « Et demain les Russes seront là » ? Personnellement je n’ose même pas m’imaginer la suite.
Votre roman est drôle et frais, malgré la lourdeur du sujet qu’il traite – ou sûrement bien à cause de la lourdeur du sujet. Le roman de Marcel Poudre dans votre roman est extrêmement drôle. Tout l’enjeu se situe dans le fait que ce roman est pris bien trop au sérieux par certaines personnes.
Oui, Marcel Poudre se prend très au sérieux en tant qu’écrivain. Il pense que la littérature donne un sens à l’existence dans un espace étouffant de grisaille, alors que le professeur Pigeonneau n’accepte plus, à l’âge mûr, de fricoter avec le mensonge car cela équivaudrait à annihiler le labeur de toute une vie. Je ne mets pas le signe d’égalité entre littéraire et existentiel, je n’ai pas ce genre de fanatisme, mais je tiens toutefois à vous dire ceci : le plus souvent, sans la littérature, la vie ne vaut pas tripette. Je sais que moi qui ai 55 ans et je l’avoue, la main sur le cœur, si je n’avais pas écrit 5 romans et si je n’étais pas en train d’écrire le sixième, j’aurais été un raté, un looser, un type qui n’aurait rien fait de sa vie. La littérature ne nous soutient pas lorsqu’on perd un être cher, par exemple, mais elle confère un sens à la vie, elle colore notre existence, nous permet de créer des illusions. Et l’homme a besoin d’illusions pour résister, pour vivre.
Dans votre roman, les femmes jouent un rôle bien particulier… Opposantes bien plus qu’adjuvantes face aux protagonistes masculins, leurs personnalités sont néanmoins bien campées et font avancer l’intrigue. Une raison à ce choix ?
Si je décris dans mon roman une société patriarcale, coincée entre d’innombrables préjugés je ne suis pas pour autant un type borné, je respecte les femmes et le féminisme tempéré. Les personnages masculins de mon univers fictionnel ne se préoccupent pas trop de discriminer les femmes. On peut dire qu’ils ne leur font pas la révérence. Et moi, en tant qu’écrivain je me dois de susciter la réaction des lectrices et des lecteurs, de les faire penser. Si je mets en scène un malotru cela ne veut absolument pas dire que je suis fan de cet homme. Bien au contraire, je suggère au lecteur que ce n’est pas correct, ce n’est pas OK. Et je pense que les personnages féminins de ma dystopie jouent un rôle prépondérant dans l’évolution de la narration, ce sont des piliers de mon univers fictionnel. Est-ce que Marcel ou le professeur de latin auraient été aussi intéressants, narrativement parlant, sans leur amour pour les femmes ?
Pour conclure, une petite curiosité bien française. En tant qu’héro de la littérature malgré lui, y a-t-il quelque rapport entre votre Marcel Poudre et notre Marcel Proust ?
Ah, votre question est complexe, étant donné qu’il s’agit d’un rapport entre un simple personnage de fiction et un grand auteur des plus célèbres. S’il faut trouver une similitude ce serait celle-ci : l’amour pour la littérature. Mais Proust n’appartient pas qu’à la France, traduit dans tant de langues il est à nous tous ! Peut-être Marcel Poudre gagnera-t-il un peu de célébrité avec le temps, mais quand ? Après qu’un événement d’importance majeure se produise sur la carte du monde, quand la Moldavie sera envahie – mais cela oh non, je ne le désire pas ! Le roman seul aurait à gagner alors.
Tropismes Editions, anciennement Belleville Editions, est une maison d’édition promouvant les littératures d’ailleurs. Tropismes est inspirée du concept de Nathalie Sarraute, ces petits mouvements qui se glissent aux limites de nos consciences, comme peuvent le faire certaines oeuvres littéraires…
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