Installée en France depuis quelques années, la batteuse Lada Obradović – originaire de Sisak en Croatie – fait partie des grands espoirs sur lesquels il faut désormais compter dans la sphère jazz hexagonale.
Mise en lumière grâce à son duo avec le pianiste David Tixier et de nombreux prix nationaux et internationaux remportés, le public la découvre sous un autre jour en 2020 grâce à son rôle dans la série “The Eddy” avec notamment le réalisateur franco-américain oscarisé Damien Chazelle (Wishplash, Lala Land…), qui met en scène la vie d’un club de jazz parisien et le quotidien difficile des musiciens.
Elle profite aussi de sa notoriété pour mettre en place différents projets caritatifs en France, en Croatie, en Bosnie et jusqu’aux Philippines.
Nous l’avons rencontré avec son pianiste David Tixier en août dernier dans le cadre bucolique du Parc Floral juste après leur concert au Paris Jazz Festival.
La batterie est arrivée dans ta vie un peu par hasard à l’âge de 17 ans. Peux tu nous raconter ton parcours musical ?
Lada : Oui j’ai commencé la batterie assez tard… À l’époque ma sœur voulait former un groupe et avait besoin d’un batteur… Alors que moi j’étais complètement dans la natation, je m’entrainais de nombreuses heures par jour et n’étais pas du tout dans la musique, j’avais juste joué du piano classique quand j’avais douze ans.
Mais quand j’ai entendu ma sœur dire qu’elle cherchait un batteur j’ai immédiatement dit que je voulais jouer de la batterie ! Encore aujourd’hui je ne sais toujours pas pourquoi j’ai dis ça mais finalement je suis contente de l’avoir dit !
Dès le lendemain j’ai acheté ma batterie et me suis enfermée pour travailler dur plusieurs heures par jour pendant 4 ans. Je suis ensuite partie faire mes études musicales à Graz en Autriche et j’ai continué à Bern en Suisse pour mon master.
La France a une culture du jazz historique contrairement aux pays Est Européens. Est ce difficile de s’imposer en Croatie en tant que batteuse de jazz aujourd’hui ? Est-ce que ça t’a poussé à vouloir changer de pays ?
Lada : Je suis partie car il n’y a aucune école de jazz en Croatie, il fallait donc partir en Autriche si on voulait étudier le jazz. C’est difficile de vivre du jazz, beaucoup de gens que je connais choisissent de partir en dehors de la Croatie.
Beaucoup de jazzmens balkaniques travaillent à mêler jazz et influences traditionnelles. Est ce que tu es sensible à cela ou est ce qu’on contraire tu cherches avant tout à te détacher de cette image ?
Lada : Quand je compose ma musique personnelle je ne réfléchis pas à tout ça, je ne pense pas à où sont mes racines. Ce sont vraiment les mélodies, les grooves, des choses que j’entends et que je construis ensuite avec David. Je suis sûre qu’il y a quand même des influences mais il y en a aussi en Allemagne, en Autriche, en France, aux USA, c’est un mélange de tout cela. Je connais la musique croate bien sûr, cela reste dans la tête et influence sûrement indirectement ma musique.
Nous entendons de plus en plus parler de vous deux à travers votre duo. Vous vous êtes rencontrés lors d’un festival en Roumanie en 2013 je crois, et avez ensuite expérimenté différentes formules avant de créer ce duo. Est ce que c’est finalement en duo que vous avez trouvé votre meilleur équilibre et vos meilleures inspirations tous les deux ?
David : Au départ le duo a été un peu par défaut. Nous devions jouer trois concerts en trio sur le même festival, mais le bassiste ne pouvait pas être présent sur l’un de ces concerts. Et dans le même temps cela faisait longtemps qu’on parlait de faire un duo avec Lada mais on a jamais trouvé le moment pour commencer ce projet.
Ce concert était donc une bonne excuse, et les gens ont adoré, on a ressenti un engouement beaucoup plus fort que sur des formules en trio en quartet ou en quintet. Nous avons donc continué à creuser, cela nous donne beaucoup de place pour nous exprimer, pour les histoires que l’on veux raconter et des sons que l’on peut utiliser. Etre deux est finalement une force car nous arrivons à nous compléter et à nous renouveler avec de nouveaux sons que l’on recherche.
Lada : A l’époque j’avais 3 projets de duos. D’abord avec un guitariste monténégrin, Filip Gavranović (Pippo Corvino) qui est un guitariste extraordinaire. Nous avons étudié ensemble en Autriche et nous voulions déjà jouer ensemble mais cela ne s’est pas fait par manque de temps.
Je voulais aussi former un duo avec un batteur croate, Janko Novoselić, mais là encore par manque de temps nous n’avons jamais commencé ce projet.
Et le troisième duo c’était avec David, nous avons étudié au même endroit et avons donc commencé ensemble ce projet. Ce duo nous donne peut être plus de responsabilité que dans les autres formations mais en même temps une grande liberté.
Lorsque l’on vous écoute on a parfois du mal à imaginer que vous n’êtes que deux.
David : C’est ce que l’on essaie de faire, et c’est cela la complexité autant techniquement que musicalement.
Lada : Nous partons d’une idée, soit David soit moi, et ensuite on se pose la question de savoir quelle est l’histoire. Je n’ai jamais composé un morceau qui ne soit pas une histoire vécue, ou l’histoire de quelqu’un d’autre qui m’a beaucoup touché mais que je ne peux peut être pas partager avec les mots. Après nous cherchons quels sons nous pouvons utiliser pour raconter l’histoire.
On sent des sonorités qui font penser à des groupes comme Gogo Penguin ou Mammal Hands, notamment dans le jeu de batterie très riche et complexe.
Lada : Pour être honnête j’adore Gogo Penguin mais le plus drôle c’est que je n’ai découvert le groupe qu’il n’y a quelques mois ! A l’époque lorsque l’on a composé tous ces morceaux ces groupes n’étaient pas du tout une influence car nous ne les connaissions pas !
David : On arrive à des choses qui se ressemblent mais pas du tout par les mêmes chemins. Moi je viens du jazz alors que le pianiste de Gogo Penguin vient plutôt du classique. Mes influences sont davantage Tigran Hamasyan, Shai Maestro, Aaron Parks. Nous utilisons beaucoup de motifs répétitifs et cela oriente beaucoup les choses. Lada adore aussi les ostinatos.
Ce projet vous a permis de remporter de nombreux prix en France mais aussi à l’international. Dernièrement on pense au prix de groupe lors du dernier festival de la Défense en 2019. Selon vous, qu’est ce qui fait votre différence ?
David : Je pense que ce qui marque les gens c’est le fait que l’on soit deux, que l’on raconte des histoires avec la musique et qu’ils peuvent donc se retrouver dans des paysages sonores qui leur parle, qui évoque aussi du visuel…C’est une accroche qui nous permet de les amener vers des aspects plus techniques, plus jazz. On a une approche un peu « easy listening » que l’on complexifie ensuite, avec un côté cinématique que l’on ne retrouve pas forcément dans mon trio ou le quintet.
Aujourd’hui vous avez joué une toute nouvelle composition qui fait directement référence au tremblement de terre qui s’est produit à Zagreb en mars dernier.
David : La sœur de Lada habite à Zagreb, ils ont été catapultés dans cet événement au petit matin dans un climat déjà difficile du confinement avec en plus un enfant en bas âge. Ils se sont tout de suite réfugié dans la voiture et ont tourné dans les rues de Zagreb sans avoir si c’était vraiment une sécurité car des débris tombaient encore, tout en faisant comme si tout allait bien pour ne pas effrayer leur fille.
J’ai aussi été frappé par cette image dans les journaux croates de ces mamans masquées qui venaient de donner naissance à leurs enfants et qui regardaient éberluées les militaires entrain d’évacuer leurs bébés sous couveuses, aidés par les supporters de football qui sont venus les aider. J’ai trouvé cela tellement hallucinant comme décor que j’ai voulu écrire un morceau.
J’avais aussi un peu de colère car en plein Covid avec les concerts qui s’annulaient à la chaîne, la famille, le tremblement de terre, je me suis dis qu’il y avait un acharnement, qui m’a donc aussi donné envie d’écrire ce morceau.
L’une de tes actualités les plus importantes de cette année c’est la série Netflix “The Eddy” dans laquelle tu joues le rôle de la batteuse Katarina. Ton personnage est assez sombre, on découvre peu à peu qu’elle porte sur ses épaules le poids d’une vie personnelle compliquée. Comment as tu préparé le rôle et comment as tu construit ton personnage ?
Lada : C’était assez difficile pour moi, honnêtement. J’étais hyper stressée et ne savais pas si j’allais y arriver. Je me suis entourée de psychiatres qui connaissent la problématique des enfants abusés sexuellement car c’est très difficile de construire un rôle comme cela. J’ai acheté beaucoup de livres sur le sujet, j’ai travaillé avec ma coach Dany Hericourt. J’ai aussi beaucoup échangé avec Alan Poul et Damien Chazelles (les réalisateurs, ndlr) qui m’ont aidé et guidé.
Parle nous du travail sur la musique de la série, composée par Glenn Ballard, compositeur plusieurs fois récompensé aux Grammy Awards. Aviez vous une part de liberté dans le jeux ou tout était parfaitement écrit ?
Lada : La musique était assez écrite. Glenn avait déjà travaillé avec The Eddy Band, car le groupe existait déjà à Los Angeles. Donc quand j’ai commencé à travailler sur la musique j’avais déjà les pistes, j’ai donc repris ce que le batteur jouait. J’ai ensuite consulté Glenn Ballard et Randy Kerber, pianiste qui a composé et arrangé les morceaux. Ils m’ont guidé, c’était un travail d’équipe assez écrit mais on avait quand même beaucoup d’espace d’improvisation.
Aux côtés du grand pianiste Randy Kerber et de l’actrice polonaise Joanna Kulig au chant, les autres musiciens du groupe sont bien connus de la scène française (Jowee Omicil, Damian Nueva Cortes, Ludovic Louis). Est ce que vous vous connaissiez et aviez déjà joué ensemble avant le tournage de la série ?
Lada : C’était une totale découverte ! Je crois que Ludo et Jowee, le saxophoniste et le trompettiste, se sont rencontrés deux mois avant le tournage, par hasard, sans savoir qu’ils seraient ensemble dans la série ! Mais moi je ne connaissais personne !
David : Pour l’anecdote, nous avions regardé une vidéo sur l’enregistrement d’un album du Dave Matthews Band, dont le batteur Carter Beauford est l’influence première de Lada, avec Glenn Ballard qui avait réalisé une grande partie de l’album… et quelque chose comme trois semaines plus tard, Lada reçoit cette proposition de Netflix complètement improbable avec Glenn Ballard comme compositeur !
Tu as l’habitude de ne jouer qu’avec des chaussures de la fameuse marque historique made in Croatie, les Startas, au point d’avoir monté un partenariat avec la marque dans un but caritatif, « StartAs You Are ». Peux tu nous en parler ?
Lada : On a commencé ce projet il y a quelques années, en 2018 je crois, après un concert en duo avec David aux Philippines. Nous avions été très bien reçus dans un petit jazz club qui tombait littéralement en ruines mais où nous étions reçus comme des rois. A la fin on demande à l’organisateur si il a un appartement au dessous etc, et il nous a répondu qu’il dormait sur le tapis de la batterie… Ça nous a brisé le cœur…
David : Il ferme son club à 2h du matin quand le public est parti il dort là… Un passionné, complètement passionné.
Lada : A ce moment là je me suis demandé pourquoi avoir pris cet argent, car c’est peut être tout ce qu’il a dans sa vie, je me suis sentie tellement mal… Alors je me suis dit prenons l’argent mais en retour faisons quelque chose pour l’aider sur le long terme.
Durant le long vol de retour on a réfléchi et on a voulu lancer mon design de Startas, car la directrice m’avait déjà proposé de créer mon propre design. Nous avons ensuite présenté le projet à une fondation en Suisse qui était partante pour aider financièrement le projet, et avons donc créé les chaussures : 50% des ventes vont aux Philippines pour aider ce jazz club, et les 50% restants vont à l’association Adèle de Glaubitz.
David : C’est une association basée à Colmar, qui travaillait déjà avec la fondation en Suisse, et qui s’occupe au quotidien de personnes en situation de handicap. Ils voulaient créer une salle de musique, donc les ventes des chaussures aident aussi à la création de cette salle.
Vous menez aussi des actions pour venir en aide aux animaux en Croatie et Bosnie.
Lada : C’est un projet plus récent que nous avons lancé durant le confinement. Nous avons créé une association qui s’appelle SayR et avons développé le projet Shelter At Your Reach qui aide les animaux en Croatie et en Bosnie. Nous collectons aussi de l’argent par la vente de nos disques pour ce projet. La situation est très difficile là bas, il y a encore beaucoup de choses à apprendre sur le traitement des animaux. Donc petit pas par petit pas nous essayons d’informer les gens.
David : Nous sommes aussi allés aider en Croatie dès la fin du confinement et sommes revenus avec trois chiens afin de les faire adopter en France. Cela nous a permis d’aller vraiment sur place dans les chenils pour se rendre compte de la situation.
Lada : Nous investissons aussi notre argent personnel pour acheter les cages, faire tous les papiers, les vaccins…On transporte les animaux et nous les faisons adopter ici en faisant très attention à ce que les animaux aient une meilleure vie que là bas.
David : Nous essayons d’utiliser notre visibilité en tant qu’artistes pour informer les gens et leur donner la possibilité d’aider si ils veulent le faire.
As tu des artistes balkaniques que tu apprécies tout particulièrement ?
Lada : Bojan Z est un pianiste extraordinaire, Dejan Terzic est un batteur aussi extraordinaire qui était mon professeur à Bern et qui vit à Berlin aujourd’hui. Zvjezdan Ružić est un pianiste hyper créatif, il a gagné beaucoup de Porin (équivalent croate des Victoires de la Musique, ndlr).
Quels sont les autres projets sur lesquels vous travaillez actuellement ?
Lada : C’est un peu le creux de la vague en ce moment… Je n’ose pas démarrer mon quintet pour le moment…
David : Moi je suis entrain de mixer mon album en trio que l’on a enregistré en février, mais je ne suis pas du tout calé sur la date de sortie, je cherche encore le label…
Avec le duo on réfléchi à aller en studio avec un projet qui devait au départ avoir lieu cette année, où l’on devait inviter Sam Minaie, le bassiste de Tigran Hamasyan et de Mélody Gardot.
Si je te lance le mot “Hajde“, à quoi cela te fait penser ?
Hajde kreni ! Hajde kreni u bolje sutra ! (« Allons vers le meilleur demain », référence à Bojan Z dans notre interview, ndlr)
Site officiel / Facebook
Site officiel de Lada Obradovic
Site officiel de l’association Say-R
Entretien et photos réalisés le 22 août 2020 lors du Paris Jazz Festival au Parc Floral.
Nos remerciements à Traffix Music pour l’accueil, ainsi qu’à Lada et David pour leur disponibilité !
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