Lituanienne, Lana Dadu a su se frayer un chemin dans le monde féministe polonais. Quand la Révolution des parapluies traversa tout le pays en 2016, elle fit sa part du colibri à Cracovie. Cette ville qu’elle chérit tant. Pourtant, si vous la croisez un jour dans les rues cracoviennes, ce ne sera plus à l’occasion de manifestations …
« Compromise makes a good umbrella, but a poor roof »
James Russel Lowell
Sans plus attendre
Elle attend dans le Book Book Coffee mon arrivée. À l’extérieur, je guette la sienne. La nuit a submergé d’une vague noire Cracovie depuis 16 h 30. La pluie lui tient compagnie. « Je suis déjà à l’intérieur. » À tâtons, je monte les escaliers du café librairie pour la rejoindre. De mon 1 m 58, les grandes étagères où reposent des bouquins aux titres polonais imprononçables m’observent de haut.
Ce ne sont pas les seules. Elle s’avance. Avec deux têtes – si ce n’est trois – de plus que moi, Lana est une femme élégante. Féminine. Intimidante. D’un large sourire, elle m’invite à la table où elle est assise, dans un coin exigu et tranquille. Ici, le thé et les livres forment une odeur agréable.
À 37 ans, Lana semble avoir quelques soucis avec son âge. Pourtant, et malgré le contour fin d’eyeliner qui les entoure, ces yeux ronds comme des billes la trahissent. Toujours écarquillés comme ceux des nouveau-nés, on pourrait s’y noyer.
Une tasse vide est abandonnée devant elle. À peine le temps de passer une nouvelle commande, Lana plonge dans l’histoire qu’elle veut me raconter sans plus attendre. Seul le café patientera.
Lana Dadu, lituanienne cracovienne
Lituanienne, Lana débarque à Cracovie aux débuts des années 2000 pour ses études en culturologie. Un mot à couper au couteau qu’elle balaye d’un geste de la main sitôt l’avoir prononcé. Ici, elle obtient son master en culture russe avec un mémoire sur les goulags. Elle rit et, comme si elle l’avait toujours su, elle s’exclame « Cela ne m’a donné aucun travail ! » Elle devient alors traductrice dans une compagnie avant de l’être en tant que guide touristique pour la ville de Cracovie, encore aujourd’hui. « Cracovie est ma ville. C’est un coup de cœur. Ses rues sont aussi les miennes. »
Pour autant, Lana n’a pas la citoyenneté polonaise. La loi lituanienne n’autorise pas la double nationalité à ces concitoyen·ne·s. Malgré tout, il y a trois ans, la voix de Lana résonne dans les rues de Cracovie telle une polonaise. Et, ce n’est pas pour présenter aux touristes le château royal du Wawel.
Tout commence en 2016 pour Lana. Avant cela, elle était invisible dans le monde militant de Cracovie. Le féminisme, c’était cliché, la question de l’avortement inintéressant. Elle s’est réveillée un petit matin, la foudre du gouvernement polonais s’était abattu sur son lit dans la nuit. « Tu sais, avant, je n’étais nulle part dans le monde féministe. Tout ce que je vais te raconter, je n’y connaissais rien avant le 3 octobre 2016, tu sais ? » Elle me pose souvent cette question : « Tu sais ? » La réponse est toujours la même : « non ». J’ouvre mes oreilles et je tends mes yeux pour savoir. Quand Lana s’exprime, tout son corps suit le mouvement, avec une certaine désinvolture mais une classe folle.
La boîte de pandore polonaise
En septembre 2016, une proposition de loi émerge à l’initiative du comité pro-life Stop Avortement dans la chambre basse du Parlement polonais (SEJM). Cette nouvelle loi vise à durcir le droit d’accès à l’IVG, dans un pays où ce dernier est déjà basé sur un compromis religieux. En 1993, l’Eglise et l’Etat s’accordent sur une loi. Celle de n’autoriser l’avortement qu’en cas de risques pour la vie ou la santé de la mère, de pathologie grave et irréversible chez l’embryon ou de grossesse résultant d’un viol.
Dans le même temps, les députés doivent se confronter à un contre-projet émanant du groupe Sauvons les Femmes et voulant libéraliser l’avortement en Pologne. Vite emmené par le vent, seul le projet visant à l’interdire stagnera. Avec cette loi, la pratique de l’IVG pourrait conduire jusqu’à 5 ans d’emprisonnement pour la femme. Même les fausses couches deviendraient suspectes au regard de la justice.
Lana est plus que touchée par cette loi et la peur flotte en elle. « J’ai vécu quatre fausses couches. J’ai peur, même si je ne suis pas polonaise. Je réalise que l’Eglise et l’Etat peuvent s’introduire dans ma vie privée parce que mes grossesses n’ont pas été à terme. Je trouve ça tellement insensé. C’est mon corps, pas le leur. » Son regard prend cet air outré qu’il avait déjà dû côtoyer par le passé.
L’engagement activiste de Lana commence à sortir la tête de l’eau. Le gouvernement ultra-conservateur polonais avait ouvert la boîte de pandore, les femmes polonaises n’allaient pas tarder à se mobiliser pour la refermer.
Traditionnellement individualiste
« Au départ, ce qui importe pour beaucoup de femmes en Pologne, c’est seulement de stopper cette loi. Eh oui … ! Je décide de me joindre à elles puisque je veux avoir ma place dans cette lutte. » Elle le dit comme une évidence. Pourtant, Lana avoue sans gêne qu’elle ne s’intéresse à la politique et à la question de l’avortement en Pologne seulement quand elle sent qu’on peut s’en prendre à son corps. « Avant, j’étais peut-être individualiste et ma pensée était plus traditionnelle que maintenant. »
Comme la majorité des femmes qui rejoignent la tempête qui se prépare, Lana est contre la libéralisation de l’avortement mais aussi contre sa restriction totale. Pour la simple raison que ce droit ne la concerne pas, elle ne s’interroge pas à son sujet. Elle se complaît avec le compromis.
Septembre 2016 va réveiller certains esprits féministes endormis et susciter le débat sur l’ouverture de l’IVG en Pologne. Il faut moins d’un an à la Pologne pour que les mentalités chavirent. Petit à petit, la majorité deviendra pour la libéralisation de l’avortement.
Strajk Kobiet, la Grève des Femmes
Le dernier lundi du mois de septembre, les femmes décident de protester face à la réelle menace lancée par le gouvernement. Inspirées par le mouvement des Islandaises de 1975, les Polonaises ambitionnent de faire une grève générale la semaine suivante, la Grève des Femmes (Strajk Kobiet). « Il ne s’agit là que d’un souhait. Cela s’avère impossible. Nous sommes trop effrayées pour faire réellement une grève. Nous nous organisons alors pour faire une protestation qui chamboulera tout le pays. » De part et d’autre de la Pologne, des femmes qui ne se connaissent pas pour le moins du monde commencent à former un collectif, un « nous ». « Notre nom : Ogólnopolski Strajk Kobiet, c’est-à-dire toutes les polonaises en grève. »
« Dans toute la Pologne, nous n’avons que six jours pour préparer la marche. Le mouvement des femmes est tellement spontané ! » Elle esquisse un rire nostalgique. Lana signera les papiers pour la manifestation de Cracovie avec la Polonaise Justyna Buńkowska, future amie. Dans cette ville, elle sera alors considérée comme l’une des leadeuses de Strajk Kobiet dans un monde qui lui était encore inconnu la vieille. « Bullshit ! Toutes les femmes descendues dans les rues le premier lundi d’octobre sont les leadeuses de cette IMMENSE marche. Je suis déjà mère de trois chats, cela me suffit amplement. Je n’ai pas besoin d’être en plus celle de Strajk Kobiet à Cracovie. »Immense, c’est le mot.
À Cracovie, environ 20 000 personnes protestent. Toute la Pologne bouillonne. Cette protestation est la plus massive que le pays ait connue depuis le mouvement Solidarność de la fin du 20ème siècle contre la République Populaire de Pologne. Les femmes inondent le pays, parapluies déployés.
La Révolution des parapluies
La colère des femmes n’est pas la seule à s’abattre sur le territoire polonais le lundi 3 octobre. La pluie est aussi de la partie et les femmes déferlent dans les rues avec leurs parapluies. Dès lors, l’un des nombreux noms donnés au mouvement sera La Révolution des parapluies. « Tu sais, nous n’avions jamais imaginé que les parapluies deviendraient un symbole de notre lutte pour les droits des femmes. Nous les brandissons seulement à cause de la météo ! Come on guys ! » Elle sourit. Ces yeux sont grands ouverts, étonnés encore que cette simple coïncidence ait tant fait parler de la Grève des Femmes. Nous garderons nos parapluies déployés devient le credo des femmes qui continueront de protester.
Le 3 octobre est une réussite. À l’issue de cette journée, le gouvernement polonais abandonne la loi anti-IVG. « C’est notre petite victoire. » Petite puisque les femmes veulent désormais plus. Les organismes féministes les incitent dans cette voie. Ainsi, un choix crucial pour le mouvement, les femmes et Lana, s’impose. Sont-elles pour la libéralisation de l’avortement ou non ? « Cette question va d’abord semer le trouble avec des avis divergents. Mais, à Cracovie, nous faisons rapidement le choix de nous revendiquer pour la libéralisation de l’avortement. » Le 24 octobre 2016, les femmes brandissent à Cracovie des parapluies lumineux, symbole de leur choix. Ainsi, Lana commence à militer pour l’IVG et son âme activiste bat à plein régime.
« Repos bien mérité » en 5 lettres
Lana, féministe aguerrie depuis les événements de 2016, n’aura de cesse de lutter pour les droits des femmes durant deux années. Pour cela, elle met sa vie entre parenthèses et s’investit de tout son cœur. Pourtant, en juillet 2018, elle décide de faire une pause. « Tout le temps depuis 1993, tout le temps, le gouvernement polonais a cherché à restreindre de plus en plus l’avortement. Et à chaque fois, à chaque fois, les groupes féministes luttent pour le libéraliser. Les femmes se battent mais rien ne change… jamais… Même depuis 2016, rien n’a changé. Notre façon de penser l’IVG a basculé, la loi ne nous a pas suivis. » Son rire est essoufflé. Elle lève les yeux au ciel et soupire… fatiguée.
« Je ne pensais pas que cela pouvait m’arriver mais j’ai fait un burn-out. Donc, depuis septembre, je me repose. » Lana est une personne droite dans ses bottes en cuir marron, quand elle commence quelque chose elle aime le terminer. Et pour elle, son parapluie est à présent ployé. Le calme est revenu. « Je ne me présente plus comme une femme de Strajk Kobiet. »
Lana est concrète. Quand elle est en tête de cortège d’une manifestation, c’est pour se battre contre un ennemi et obtenir fortune. Désormais, elle s’abandonne à la réflexion militante. Comment lutter autrement que par la manifestation. « Les manifestations pour moi, c’est too much ! À présent je suis sûrement moins optimiste que mes camarades plus jeunes. J’ai besoin de réponses concrètes à mon engagement. »
Néanmoins, par moments, elle parle seulement d’une pause plus que d’un répit. En effet, en 2019, le gouvernement lituanien doit soumettre un référendum sur la question de la double nationalité. Lana l’attend avec impatiente. Elle aimerait concentrer ses efforts à Cracovie et pourquoi pas, entrer dans quelques années au conseil municipal. Rien n’est sûr, mais c’est envisageable. Toujours est-il que si une femme forte de caractère comme Lana intègre la politique locale, ça ne sera certainement pas pour faire des mots fléchés.
Photo de couverture prise par Jakub Hałun.