Ekaterinbourg – Le Transsibérien. Rares sont les personnes ne connaissant pas ce train reliant Europe et Asie, Moscou à Vladivostok. Et si nous nous intéressions un peu aux villes traversées par la ligne ? Après nous avoir fait découvrir Moscou il y a quelques mois, Rémi est parti à sa découverte, et commence la visite par Ekaterinbourg, située en Russie, à la limite entre Europe et Asie.
Les villes rapprochent les gens pour mieux les éloigner. Cette proximité physique est une invitation à se rater, une autorisation de s’oublier. Les cafés sont des rendez-vous manqués, les rues des regards esquivés, les trottoirs des chemins balisés. Dans cet entassement d’êtres qui ne se rencontreront jamais, il y a tout ceux qui se croisent et qui s’oublient, ceux qui se perdent dans la foule, ceux qui s’isolent sous leurs capuches.
Les salons sont trop intimes et les avenues trop vastes. Alors on s’évite. Les rencontres les plus marquantes sont parfois celles qui n’ont jamais lieu. Un regard qui se croise, une prière presque partagée dans une église trop silencieuse ou un instant d’attente pour traverser une avenue trop bruyante.
La timidité est un cynisme de l’âme.
Si les rencontres peuvent rester belles c’est peut-être parce qu’elles sont rares. On n’est pas fait pour rencontrer tout le monde, ça serait dommage. Pensez à tous ces gens qui vous décevraient si vous les rencontriez. Et tous ceux que vous décevriez. La timidité est un cynisme de l’âme. Refuser l’éventualité de la déception, se sculpter un horizon plus désirable qu’un regret.
J’ai remonté la ville jusqu’au parc de la skver, traversé par une rivière. La visite rapide du musée des beaux-arts sur sa rive gauche. L’art de l’Oural du 19e jusqu’au début du 20e siècle puis quelques estampes japonaises à l’étage. La pièce principale du musée est le pavillon de fer, récompensée à l’exposition universelle de Paris en 1900.

Ma ballade s’est enroulée autour de l’Eglise sur le sang versé. Construite sur l’emplacement de la maison Ipatiev, réquisitionnée par les bolcheviks le 27 avril 1918. Villa bourgeoise ordinaire d’un ingénieur rapidement transformée en forteresse aux imposantes palissades et cernée d’arme lourdes pour servir de prison à la famille Impériale suite à la Révolution.
C’est à cet endroit que le dernier tsar, sa famille et ses derniers servants seront assassinés la nuit du 16 au 17 juillet 1918 sur ordre de Lénine. Cette maison, aujourd’hui, n’y est plus. Eltsine l’a fait détruire en 1977. Tout s’est fait, puis défait. La vérité sur ce qui s’est passé, les murs de la maison, ses portes, son toit, ses fenêtres. Un lieu inconstant, miroitant, où flotte encore la violence d’une nuit d’il y a cent ans. Ce qu’il en reste, l’imposante église de tous les saints, une petite chapelle de bois et une croix blanche.
Les vôtres ont essayé de vous sauver, mais ils n’y sont pas parvenus. Et nous sommes obligés de vous fusiller
Le massacre, lui, s’est déroulé dans le sous-sol de la villa. Tout a disparu, oui, sauf ce qui est toujours inscrit dans la terre sous nos pieds, où résonne encore l’écho des voix de cette nuit-là. Le timbre grave du geôlier Iakov Iourovski s’adressant au tsar. Nikolaï Alexandrovitch, les vôtres ont essayé de vous sauver, mais ils n’y sont pas parvenus. Et nous sommes obligés de vous fusiller. Votre vie est terminée. Une salve de balles est tirée, les premiers corps tombent.
Ne restera ensuite que les cris nets des enfants et les crânes qui éclatent sous les baïonnettes. Si les corps et les vérités se brûlent et se manipulent. Si les murs se détruisent. La violence, elle, laisse une trace dont les voix sont un écho qui résonne jusqu’à nos jours.
J’ai continué ma marche le long d’avenues traversées par le vent froid jusqu’au centre présidentiel Eltsine, qui y abrite un musée en l’honneur du premier président Russe. Le lieu s’ouvre par un labyrinthe, allégorie d’un pays qui a passé le 20e siècle à essayer de trouver une sortie du labyrinthe de sa propre histoire.
Le musée est ensuite divisé en sept « journées ». Sept points majeurs de la sortie du communisme. Portrait flatteur du bilan de Boris Eltsine, du costume autoritaire qu’il a taillé pour le Président de la Russie et qui va aujourd’hui parfaitement à Vladimir Poutine.
Du peu de chose que je sais de cette période de la sortie du communisme en Russie, ce que j’admire le plus est l’exemplarité du peuple Russe. Le pays a su se relever de soixante-dix ans d’isolement, de dictature brutale, de terreur, de guerres aux pertes immenses, de ruines économiques sans vengeance populaire, malgré les changements profonds et la perte de territoire.

J’ai failli sortir pour aller dîner, je pensais de plus en plus à mon prochain repas à travers les salles flambant neuves du musée. Cela s’est joué à un regard, deux yeux seulement qui ont capté les miens. A quelques pas du musée Eltsine se trouve une expo de photos. Clic. Les deux grands yeux verts de la jeune fille derrière les grandes portes en verre et la note de l’exposition rapidement lue.
J’ai tiré un billet de 100 roubles de ma poche pour acheter un ticket. La jeune fille porte un pull blanc aux grosses mailles, un jean bleu foncé et une montre aux aiguilles dorés. Ses cheveux sont blonds, son nez est fin et son regard immense. Elle m’a souri et a prononcé ses mots d’une belle voix dans une langue chantante. Ya ne gavariou pa-ruski, izvinitie, voilà ce que je lui ai répondu, j’ai enlevé quelques accords à cette belle langue par mon accent. Elle a continué en anglais et m’a dit qu’elle s’appelait Ekaterina, puis elle m’a rapidement expliqué l’exposition.
C’est le travail de sept photographes différents, tous proposent une série de photos sur les paysages de Russie. Ils s’appellent Alexander Gronsky, Liza Faktor, Valeri Nistratov, Max Sher, Petr Antonov, Sergei Novikov et Anastasia Tsayder. Je lui pose quelques questions sur les artistes. Je pense qu’elle a conscience de sa beauté. On en vient rapidement à parler d’elle. Elle a étudié le cinéma et la photographie à Moscou, et travaille ici, à Ekaterinbourg, dans le centre multimédia un peu plus haut dans le bâtiment. Elle rit sur le fait qu’elle aime entendre son prénom prononcé par un français.
Un bon photographe fera toujours poser votre regard sur un élément pertinent, il l’attrape, et le dirige, vous contrôle.
Ekaterina a fait quelque pas avec moi parmi les photos. On s’est arrêtés devant un paysage sibérien, qui semble bien représenter le travail de l’artiste. Il existe plein de manières d’apprécier une photo, me dit-elle, sa préférée consiste à poser naturellement son regard dessus et se laisser attraper par l’image.
Un bon photographe fera toujours poser votre regard sur un élément pertinent, il l’attrape, et le dirige, vous contrôle. On a marché un peu dans l’autre sens en parlant de ses propres travaux et du cinéma russe, de Stalker de Tarkovski et d’Eisenstein. Les murs blancs, les grosses mailles de son pull, son sourire, les photographies, les paysages. La neige à perte de vue. On l’entendrait presque craquer sous nos pas. Ekaterina et moi nous sommes retrouvés face à une nouvelle photo.
Une vingtaine de personnes y attendent un bateau au beau milieu de nulle part. Ecrasés l’immensité d’une banquise et l’immensité de la mer. Pas de signes, pas d’indications, ni quai, ni panneau. Le bateau arrivait lentement. Pourquoi précisément ici ? Parmi les gens qui attendent sur la glace certains ont de gros sacs de voyages d’autres n’ont que leurs vêtements chauds.
Et si ces passagers qui attendaient dans le froid étaient les heureux élus que le capitaine avait prévenus. Ils avaient tous reçus la veille un message du commandant de bord. Nous nous retrouverons au sud d’aucun nord à cinq heures, n’oubliez pas vêtements chauds et boussole à désespoir, celle qui ne mène nulle part.

Deux familles attendaient depuis une poignée de minutes maintenant devant l’exposition. Ekaterina s’est excusée et m’a laissée là. Je me suis décalé d’un pas vers la droite, en face d’une nouvelle photo, il neigeait cette fois. Il faisait bien plus froid.
Puis je suis allé me perdre dans l’immensité des autres photos, dans les paysages, dans la nature, la campagne, en Sibérie et puis en ville aussi. Toujours en appliquant son conseil, même si je n’avais pas son regard immense.
Voilà la sortie, opposée à l’entrée. J’étais persuadé de toute façon qu’Ekaterina n’y était plus. Elle était partie avec l’embarcadère. Elle faisait partie de ceux qui attendait, là, au milieu de nulle part. Installée dans une des cabines du bateau, elle était d’un autre voyage que le mien.
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