Les Soviets face à Hollywood – « Par ailleurs le cinéma est aussi une industrie* », celle du divertissement et de la propagande. Voilà un constat que les bolchéviques ont fait dès le début du régime des soviets. S’ils n’ont pas instauré, comme les américains, un lieu pouvant polariser les fantasmes comme Hollywood, ils ont recrée en 1919 une école de cinéma avec Gardine, qui avait fondé la première en 1916, et aussi un comité de censure pour un cinéma appelé à diffuser l’idéologie du régime.
La production va passer de 77 films en 1925, à 150 à la fin des années 1920. Les films d’Eisenstein, du Cuirassé Potemkine, à Ivan le terrible, sont capables de porter un récit historique d’une ampleur comparable à Naissance d’une nation de Griffith, sans recourir à une grille d’analyse raciste. Mais il y a aussi toute une palette de réalisateurs, des Protazanov venant de l’ancien régime et revenant d’exil, à un Boris Barnett, ou encore une Preobrajenskaïa ou un Vertov, qui émerge alors
Quand on regarde toute la filmographie soviétique des années 20 à 40 et qui constitue un âge d’or, on peut voir se dégager tout une série de films (La vendeuse de cigarettes de Mosselprom, Les extraordinaires aventures de Mr West au pays des Bolcheviks) qui se constituent en miroir ou en échos de Hollywood et du modèle américain. Pour aborder ce sujet il faut d’abord évoquer un film aujourd’hui totalement oublié : A kiss from Mary Pickford.
Le motif de ce film : le héros veut approcher deux étoiles Douglas Fairbanks et Mary Pickford pour accéder à la gloire. Le film s’inscrit dans ces comédies Slapstick, l’art de la pantomine exécutée avec une grâce de catcheur, qui font alors le succès des Chaplin ou Max Linder dans le cinéma muet et atteste de la tentative du cinéma soviétique d’emprunter son éclat aux deux vedettes internationales, avec des procédés tenant de la piraterie pour glisser leurs images dans le film.
Les deux premiers films cités, La vendeuse de cigarettes de Mosselprom et Les extraordinaires aventures de Mr West au pays des Bolcheviks, évoquent le même sujet : l’arrivée d’un yankee à Moscou. Cependant, chacun le traite de façon contradictoire. Pour La vendeuse de cigarettes de Mosselprom, l’Américain est un producteur de cinéma (Bonjour Hollywood) qui incarne à lui seul les méfaits et les tentations du capitalisme et semble vouloir engloutir l’héroïne d’un simple regard.
Pour Les extraordinaires aventures de Mr West au pays des Bolcheviks, tout est renversé. C’est l’Américain qui incarne toutes les naïvetés, convaincu par la propagande américaine que l’URSS est un pays où l’on égorge le capitaliste à chaque coin de rue, et sera détrompé en quelques images au point de succomber aux séductions du bolchevisme. C’est dans ce film que la propagande est la plus marquée puisqu’elle se conclut avec une brève apparition de Trotski. Ce film aurait pu être dédié à John Reed et Louise Bryant, couple d’américains qui furent des témoins enthousiastes des débuts de la révolution soviétique.
On le voit, le cinéma de cet époque est donc capable de produire des discours multiples sur un même sujet. Mais dans ces deux films, l’Amérique est vue comme un problème, voire un péril, qu’il s’agit de conjurer, soit en le séduisant soit en luttant contre.
De plus, il est intéressant de se pencher sur un autre film singulier, Le bonheur juif.
A Odessa, Menahem Mendel, juif aux poches percées, tente de gagner son pain. Ce film est l’adaptation d’une nouvelle de Choleim Aleikheim, auteur fécond du XIXe siècle qui a émigré aux Etats-Unis en 1905, fuyant l’antisémitisme et les pogroms.
Dans ce film, le personnage est exposé aux séductions de l’exil et du rêve américain. Certes, l’action se déroule bien avant la révolution, sous le regard du Tsar. Mais à voir la trajectoire de ceux qui ont participé à ce film, ce rêve américain, ou pour le dire autrement, ce désir d’ailleurs, résonne encore à sa sortie.
Granowsky s’exilera en France dans les années 30 et, surtout, Mikhoels, figure du Comité antifasciste juif, sera finalement assassiné sous l’ordre de Staline en 1948. L’URSS n’aura pas tenu la promesse formulée dans Le bonheur juif d’une Russie débarrassée de l’antisémitisme.
Il y en eut d’ailleurs d’autres, comme Anna Sten, l’actrice principale de La jeune fille au carton à chapeau, qui rejoint Hollywood dans l’espoir peut-être de rejoindre les étoiles Mary Pickford et Douglas Fairbanks, mais aussi Ayn Rand, intellectuelle d’origine russe séduite par le cinéma d’Hollywood, qui émigra la même année que la sortie du Bonheur juif et inspira les libertariens américains avec une oeuvre férocement anticommuniste qu’on retrouvera jusqu’au cinéma : Le Rebelle ( qui est une adaptation par King Vidor de l’un de ses romans).
Le cinéma soviétique fut donc capable, avec le même sujet, de prendre quantité de directions : être dans la fascination pour les étoiles d’Hollywood mais aussi en faire le grand méchant contre qui il faut déployer ses armes ou ses charmes, et enfin voir dans le rêve américain une utopie permettant d’échapper à son destin.
C’est le reflet d’un cinéma appelé dès les débuts de l’URSS à faire oeuvre de propagande et qui est en même temps composé d’artistes voulant faire oeuvre personnelle (comme le dit ici Eisenchitz). Ce cinéma soviétique va produire quantité d’oeuvres. Il attendra le film Le Quarante et unième de Tchoukraï, prix spécial du Jury à Cannes en 1957, et surtout Quand passent les cigognes de Kalatozov, Palme d’Or en 1958, pour obtenir la reconnaissance internationale.
Pendant ce temps, le cinéma américain et son American Way of Life va conquérir le monde. Il faut tout de même avouer que les accords du type Blum-Byrnes ont tout autant tenu un rôle que le génie d’Hollywood. Par ailleurs le cinéma est aussi une industrie, celle du divertissement et de la propagande.
Les extraordinaires aventures de Mr West au pays des Bolcheviks
*Selon la fameuse formule de André Malraux dans Esquisse d’une psychologie du cinéma (1939) ,que tout le monde, y compris l’auteur de ces lignes cite sans avoir lu tout le livre qui le précède.
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