Récit d’une légende en Serbie : le Fantôme de Belgrade…
En 1979, alors que Tito se trouvait à Cuba pour le VIe sommet du Mouvement des Non-Alignés, un inconnu défie la police yougoslave à bord d’une Porsche 911 volée. Pendant dix nuits, le pilote fait le bonheur d’une foule de Belgradois chaque soir plus nombreux à venir admirer ces courses-poursuites dans les rues de la capitale.
Ce matin de septembre 1979, Ivko Plecevic pense pouvoir filer tranquillement vers l’Allemagne où il réside au volant de sa Porsche 911 blanche, la seule de Belgrade à l’époque. Mais comme il le relate dans le magazine Gloria en avril 2009, le tennisman professionnel ne retrouve pas son bolide où il l’avait garé : « J’avais mis la voiture sur le trottoir en face de la maison. Je pouvais la voir de la fenêtre, mais je n’ai jamais pensé m’en soucier réellement. A cette époque, à la fin des années 1970, personne ne volait de voiture en Yougoslavie. Certains ‘empruntaient’ des voitures, juste pour les conduire et les laissaient, parfois même à l’endroit où ils les avaient prises.
Ce n’est que le matin, quand j’ai voulu mettre ma valise dans la voiture, que j’ai réalisé que la voiture avait disparu. J’étais choqué parce que la Porsche était difficile à voler, pour fracturer l’ouverture et ensuite connecter les fils. »
Ce matin-là, Plecevic ne le sait pas encore mais la légende du « Fantôme de Belgrade » a déjà connu un épisode nocturne. Le mystérieux voleur de voiture a en effet paradé dans les rues de Belgrade au volant de la Porsche, à la recherche de voitures de police pour se lancer dans quelques courses-poursuites.
Les courses-poursuites entre le Fantôme et la police deviennent un spectacle populaire
Chauffeur de taxi et lui-même voleur de voiture à ses heures perdues, Mladen Majstorovic raconte que « rien ne se passait vraiment les deux premières nuits. Lors de celles-ci, il roulait dans la ville et la police était impuissante. Les drôles de petites voitures qu’ils avaient été plus que lentes. » Les Zastava des forces de police yougoslave font en effet pâle figure face à la puissance de la Porsche blanche. Rapidement, la rumeur populaire fait le tour des quartiers de Belgrade et les exploits nocturnes du Fantôme deviennent connus de toute la population de la capitale yougoslave.
Chaque nuit, le rituel est immuable: la Porsche passe par le Terazije Slavija, un rond-point immense à Belgrade avec ses multiples sorties possibles. C’est là qu’inexorablement, le pilote fait admirer ses prouesses volant en main et vient narguer la police. Peu à peu, la foule s’amasse et les courses-poursuites nocturnes deviennent un rendez-vous incontournable pour tout Belgradois comme le confirme Majstorovic : « Ils voulaient du spectacle. C’était un vrai show pour eux, autant qu’un match de football. Ils voulaient simplement être là et voir. Popcorn, appareils photos, jumelles… Ils l’attendaient. » Des centaines de personnes viennent chaque nuit autour du rond-point amenant entre autres leurs sièges, du café et de la nourriture.
Nul ne sait qui est ce pilote mais l’embarras qu’il cause à la police amuse grandement. Heureusement pour les forces de l’ordre, Tito est à l’époque à Cuba pour le VIe sommet du Mouvement des Non-Alignés où il triomphe au côté de Fidel Castro. Nous sommes en 1979 et le Maréchal gère la destinée de la Yougoslavie depuis 34 ans avec une maitrise certaine et un goût prononcé pour l’ordre.
Ceux qui se permettent de toiser le régime yougoslave ne sont pas légion, la cote d’amour du Fantôme tient aussi dans sa capacité chaque nuit renouvelée à mettre dans l’embarras le système en place comme le résume l’anthropologue Ivan Kovacevic : « La police était un des piliers du régime socialiste. Elle était intouchable. Personne ne pouvait remettre en question les capacités des forces de police. C’était considéré comme un affront au régime lui-même. »
Les policiers disposent de quelques jours pour résoudre ce problème et sortent un joker de leur jeu, comme dans tout bon film américain. Le héros devra s’appeler Dusan Zivkovic dit « Fangio », le policier qui peut arrêter n’importe qui au volant de sa très puissante Ford Granada. Cependant même Fangio se casse les dents face à la virtuosité du Fantôme et passe quelques nuits à essayer de l’arrêter sans grand succès. Le Fantôme ose même appeler la radio la plus écoutée de Belgrade pour annoncer son heure d’arrivée à Slavija et son itinéraire pour la soirée à venir.
La Porsche finit sous un bus dans un traquenard policier mais le Fantôme disparaît
Bien entendu, l’attention se développe autour de ce personnage unique qui ose défier l’autorité de la Yougoslavie. Nul n’a jamais aperçu le visage du pilote. Il demeure une ombre au volant, un fantasme. Seul un photographe arrive à le capturer avec son appareil, un certain Ilija Bogdanovic qui raconte 30 ans plus tard pour Politika : « Au début, je n’ai réussi qu’à prendre une photo de la voiture, sans avoir une image de l’homme. Et puis plus tard, j’ai été chanceux. Il est apparu dans mon objectif. J’ai attrapé son visage à travers le pare-brise.
J’avais le trac quand je suis rentré pour développer la pellicule, je voulais être sûr que cela ait fonctionné. Oui. Et vint le dilemme. Que faire avec cette photographie ? Si je la publie, je suis celui qui sort l’histoire mais aussi celui qui lui casse les os. Je ne voulais pas avoir ce fardeau sur mon âme, et quelque part je le soutenais aussi. »
Les jours de Tito à Cuba sont comptés et la pression policière sur le Fantôme devient de plus en plus grande. Malgré tout, chaque course-poursuite, chaque nuit sont une démonstration de la capacité à chaque fois renouvelée du Fantôme à parader dans Belgrade puis à disparaître sans laisser de trace. Pour mettre fin à cet embarrassant spectacle, les policiers décident de mener le Fantôme dans un traquenard. Un soir, le rond-point de Slavija est copieusement arrosé, chaque sortie est bloquée par plusieurs voitures de police et une seule issue est laissée pour la Porsche.
Seulement, Fangio et un de ses collègues sont au volant de bus sur les deux côtés de cette issue. Comme attendu, le Fantôme arrive. Le piège se referme sur lui mais il tente tout de même de passer entre les deux bus. Impossible, la Porsche s’encastre sous un bus. Ilija Bogdanovic raconte ce qui s’est alors passé : « Il a réussi à mettre un coup dans la porte et sortir après le crash, il a couru à travers la foule qui le protégeait et a empêché la police de l’attraper. » La foule composée de centaines de personnes fait en effet barrage à la police et le Fantôme disparaît. La Porsche détruite est célébrée par quelques baisers déposés par des jeunes femmes.
Un informateur finit par balancer l’identité du Fantôme de Belgrade
L’issue de ces dix nuits fascinantes ne faisait pas grand doute pour Ivko Plecevic : « Tito était sur le point de rentrer. Il fallait qu’ils bouclent l’affaire. C’était la tradition d’acclamer Tito dans les rues de Belgrade. Ils ne pouvaient pas se permettre qu’une Porsche blanche l’accueille… » Mais l’histoire n’est pas terminée, les jours passent et le mystère reste total concernant l’identité du Fantôme. Finalement, la rumeur court dans un petit cercle de voleurs de voitures sur le nom réel du Fantôme. Il finit par être balancé aux policiers. Il s’agit en fait d’un jeune homme de 29 ans nommé Vlada Vasiljevic.
Un bel homme, au visage d’ange et au parcours lambda. Nul ne saura jamais les réelles motivations qui ont poussé cet homme à offrir ces dix nuits mémorables à l’histoire de Belgrade. Certains diront qu’il l’a fait en signe de protestation contre le système, d’autres par simple plaisir de la conduite, d’autres pour offrir un spectacle aux Belgradois…
En tout cas, Vlada Vasiljevic ne se sera jamais exprimé. Il fut incarcéré rapidement et ce pour de long mois. Libéré deux ans plus tard, il mourra quelques jours après sa sortie dans … un accident de voiture. Là encore, le mystère plane sur les circonstances de cet accident, beaucoup laissant entendre que la police se serait vengée des nuits d’embarras.
Toujours est-il que la légende du « Fantôme de Belgrade » est aujourd’hui une histoire qu’on se raconte de génération en génération à Belgrade. Une histoire romantique où La Fureur de Vivre rencontra le communisme.
Toutes les citations, hormis celles sourcées, sont issues du très bon docu-fiction The Belgrade Phantom de Jovan Todorovic
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