La grande fête de l’Union – Ce 1er décembre, comme chaque année, la Roumanie célèbre en grande pompe sa fête nationale. Depuis dix jours, les rues sont pavoisées de drapeaux bleu-jaune-rouge et des centaines d’affiches souhaitent « la multi ani » (un joyeux anniversaire) à la patrie de Ionescu et de Dracula. Mais que fêtent exactement les roumains à grands coups de discours officiels et de țuică (eau de vie traditionnelle roumaine) ?
En 1862, les provinces de Valachie et de Moldavie fusionnent officiellement, donnant naissance à la principauté de Roumanie. Depuis quatre siècles sous vassalité ottomane puis sous protectorat russe, ces provinces acquièrent ainsi un nouveau statut qui ouvre la voie à l’émergence d’un Etat indépendant : c’est chose faite en 1878. Et le 10 mai 1881, le Royaume de Roumanie voit officiellement le jour.
Alors pourquoi ne trinque-t-on pas à cette date à la santé du pays ? Parce que ce jeune royaume est en fait loin d’englober l’ensemble des roumanophones, éparpillés dans les divers empires de la région. Ceux-ci, dans la droite ligne des nationalismes du XIXème siècle, revendiquent de plus en plus fermement leur rattachement au royaume sur la base d’une identité culturelle et linguistique commune.
En Transylvanie par exemple -région alors administrée par la Hongrie- l’émergence d’une élite politique roumanophone permet aux roumains d’obtenir plus de droits et de libertés dans les années 1910 malgré une politique de magyarisation menée par la diète de Budapest.
Mais c’est la Première Guerre Mondiale et le bouleversement de l’équilibre des puissances en Europe centrale qui donnent un coup de fouet à l’avènement de cette unification roumaine. Le Royaume de Roumanie, un temps neutre, se joint aux forces de l’Entente : malgré qu’il soit battu par les troupes allemandes il appartient au camp des vainqueurs, et l’année 1918 ressemble à un conte de fées.
Dès mars 1918, la République Démocrate Moldave proclame son indépendance vis-à-vis de l’URSS et son rattachement au royaume. En novembre, c’est la Bucovine, province austro-hongroise, qui le rejoint. Le point d’orgue de cette unification a lieu le 1er décembre, quand les députés roumains de la Transylvanie (centre-ouest), du Banat (Ouest), du Maramures (Nord) et de la Crisana (nord-ouest) signent le Traité de l’Union qui scelle leur rattachement au Royaume de Roumanie. Alors que les vieux empires s’effondrent, la superficie du Royaume double : il gagne le surnom de România Mare ou Grande Roumanie.
Le pays n’échappe cependant pas longtemps aux tourments territoriaux qui hantent la région et à la domination des anciennes puissances ressuscitées. En 1940, l’URSS occupe puis annexe la Bessarabie (Moldavie actuelle) et le nord de la Bucovine, alors qu’une partie de la Transylvanie est rattachée à la Hongrie. C’est la fin de la Grande Roumanie, si la Transylvanie redevient entièrement roumaine en 1944, la Bucovine devient partie de l’Ukraine, et la Moldavie gagne son indépendance après la chute de l’URSS.
Cette épopée territoriale reste cependant capitale dans l’historiographie et la mémoire collective roumaine, et le choix du 1er Décembre comme date de la fête nationale souligne l’importance pour les roumains de cette éphémère unification, elle est assimilée à l’achèvement d’un processus d’émancipation des roumanophones, souvent majoritaires mais politiquement et culturellement dominés là où ils étaient présents.
Et malgré sa brève existence, la question de la Grande Roumanie revêt toujours une dimension identitaire et politique. Les frontières roumaines restent (relativement) sujettes à discussion sur la base de l’appartenance culturelle. Un mouvement unioniste existe ainsi en Roumanie et en République de Moldavie réclamant l’unification de ces deux Etats, et le slogan « Bessarabia e România » (la Bessarabie est la Roumanie) pullule sur les murs des villes roumaines. Le parti politique Partidul România Mare (Parti de la Grande Roumanie) surfe également sur cette nostalgie de l’unité roumaine, prônant le rattachement de la République Moldave et de la Bucovine du Nord (actuellement en Ukraine) à la Roumanie.
Bien qu’il soit minoritaire dans les deux Etats, ce mouvement témoigne des tensions territoriales et identitaires dans la région. La question identitaire est également palpable en Transylvanie, où vit une forte minorité hongroise. Gheorghe Funar, maire de Cluj-Napoca de 1992 à 2004, a ainsi mené une politique de « roumanisation » de la ville, alors même que la minorité hongroise compose environ 20% de la population : il a changé les noms de rues à consonance hongroise, peint le mobilier urbain en bleu-jaune-rouge et organisé une parade mortuaire le jour de la signature d’un traité d’amitié entre la Roumanie et la Hongrie en 1996.
On pourrait donc être tenté de voir dans le choix de cette date comme fête nationale l’exacerbation d’un nationalisme passé de mode, la triste nostalgie de temps glorieux ou encore une forme d’auto-flagellation consistant à se remémorer tous les ans ce qui a été perdu.
Mais les roumains ne sont pas adeptes d’un patriotisme exacerbé ni de l’exaltation d’un passé loin d’être toujours agréable, il semblerait plutôt que pour ce pays terriblement malmené par les luttes territoriales et idéologiques des XIXème et XXème siècles, cette victoire sur l’Histoire soit capitale.
Photo de couverture : 1er décembre 1918, signature du traité de l’Union à Alba Iulia.
Source : ziuaveche.ro
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