Déforestation illégale – Face à l’augmentation des coupes illégales de bois dans les forêts des Carpates et à l’inaction des autorités, l’association de défense de l’environnement Greenpeace développe une application mobile pour faire participer les citoyens à la protection des dernières forêts primaires d’Europe.
Dans le froid glacial de janvier, le vacarme d’une tronçonneuse brise le silence de la forêt. Au coeur des Carpates roumaines, dans le parc naturel des monts Rodnei, le bruit des machines a cédé la place à un paysage lunaire et désolé. Au coeur de cette forêt protégée, 92 arbres ont été abattus illégalement en quelques heures. Cette fois, les autorités ont ouvert une enquête. Mais bien souvent, les coupes illégales de bois ne sont constatées qu’une fois les bûcherons partis.

Partout en Roumanie, la déforestation illégale dévaste les dernières forêts primaires d’Europe et la riche biodiversité qu’elles abritent. L’association de défense des forêts “Agent Green” estime ainsi qu’un arbre y est abattu toutes les secondes. Selon les autorités, plus de 80 millions de mètres cubes de bois ont été rasés sans autorisation entre 1993 et 2013. Revendus à des entreprises locales ou à des multinationales, comme le géant autrichien Schweigholfer, ils se sont retrouvés sur le marché européen et asiatique du bois de chauffage, du bricolage ou de l’ameublement. Loin de ralentir, la déforestation illégale s’aggrave même en Roumanie ces dernières années : les autorités ont recensé 12 487 coupes illégales de bois en 2017, en hausse de 32% par rapport à l’année précédente.
Vérifier, signaler et alerter
La corruption des autorités locales, l’absence de surveillance des 50 000 hectares de forêts privées du pays et le désintérêt du gouvernement facilitent cette déforestation massive, qualifiée de “massacre” par les ONG. “Depuis l’arrivée au pouvoir de la majorité actuelle en 2016, la coopération avec les autorités gouvernementales est presque au point mort”, déplore Ciprian Galusca, en charge de la campagne pour la protection des forêts à Greenpeace Roumanie. “Le ministère des Eaux et forêts ne partage aucune information avec les ONG, et ne les invite jamais aux réunions de travail”.
Faute d’interlocuteur institutionnel, l’association a choisi de s’appuyer sur la société civile en lançant en octobre 2018 une application mobile appelée “Forest Guardians” (gardiens de la forêt). Destinée aux simples citoyens, promeneurs et amoureux de la nature, son fonctionnement s’inspire du programme mobile “Inspectatorul padurii” (l’inspecteur forestier) lancé par le ministère des Eaux et Forêts en 2017, mais demeuré à l’état de test.

L’utilisateur de “Forest guardians” peut vérifier en quelques secondes la légalité, l’origine et la destination de n’importe quel convoi transportant du bois coupé grâce à son numéro d’immatriculation. Il peut aussi signaler à Greenpeace, via l’envoi de photos et de coordonnées GPS, une activité suspecte ou une zone déforestée. Il est même possible de lutter contre la déforestation de son canapé, en scrutant via des images satellite compilées par l’application les 200 000 hectares de forêts protégées des monts Fagaras. “Si l’utilisateur remarque un changement de la canopée sur ces photos, il peut également nous en informer”, détaille Ciprian Galusca.
“Toute une partie de la forêt avait disparu”
La première phase de développement de l’application a coûté environ 50 000€. Ses concepteurs souhaitent désormais élargir la zone couverte par les photos satellite et améliorer leur qualité “grâce à des images prises par drone” précise Ciprian. Et pourquoi pas, mettre en place une messagerie instantanée interne. “L’application prendra le visage que ses utilisateurs lui donneront”.
Passionnée par la protection de la faune sauvage, Alexandra a téléchargé l’application il y a cinq mois. “Le déclic s’est produit en voyant les ours affamés descendre dans les villes de montagne en recherche de nourriture”, se souvient la jeune femme. Elle l’a utilisée pour la première fois lors de vacances entre amis dans les montagnes entourant la ville de Harghita, au centre du pays. “En se promenant, on est tombés sur une immense clairière. Toute une partie de cette forêt primaire avait disparu”. Alexandra signale alors immédiatement la zone sur l’application. “Très vite, une dizaine d’autres internautes ont fait de même. Eux aussi étaient passés par là et avaient vu qu’il y avait un problème”.

Cette cartographie collaborative de la déforestation est ensuite traitée par les salariés de Greenpeace depuis leur siège de Bucarest, situé à quelques pas du palais gouvernemental. “Lorsque nous recevons ces informations, nous vérifions les images satellite ou menons une enquête sur le terrain pour déterminer l’origine et la légalité de l’abattage des arbres. En cas de fraude, nous alertons les gardes forestiers” détaille Ciprian Galusca. Avec ces derniers, la collaboration se déroule sans heurts.
Lutter contre la corruption des autorités locales
S’il est encore trop tôt pour mesurer l’impact de l’application sur la déforestation illégale, l’engouement suscité est net. “Forest Guardians” a été téléchargé plus de 10 000 fois depuis son lancement, et près de 600 signalements ont été réalisés en quelques mois. Seuls une centaine ont pu être vérifiés par les quatre agents de Greenpeace qui travaillent sur ce dossier. “Jusqu’ici, les cas qui nous ont été rapportés ne sont pas trop inquiétants” se réjouit Ciprian Galusca.
Avec l’arrivée des beaux jours, des zones signalées sur l’application vont redevenir accessibles, et les vérifications sur le terrain vont pouvoir se poursuivre. De virtuelle, l’expérience des utilisateurs de Forest Guardians va même devenir réelle, puisqu’ils pourront accompagner les salariés de Greenpeace sur place.
Les utilisateurs de Forest Guardians veulent désormais passer à la vitesse supérieure et promouvoir l’application auprès du grand public, dans les écoles et sur les réseaux sociaux. “Dans un an, chaque Roumain pourrait avoir cette application sur son téléphone”, espère Alexandra. Une mobilisation massive que souhaite également Ciprian. “Les Roumains se sentent concernés par la protection de la forêt, pour des raisons écologiques et patriotiques. Car ce sont aussi la richesse et la beauté du pays qui disparaissent dans la poche de quelques uns, sans bénéficier aux populations locales”.
Ici, protection de ces arbres centenaires et lutte contre la corruption des autorités et l’accaparement des richesses sont intimement et systématiquement mêlés. “Lorsqu’un policier local est confronté à une vingtaine de signalements d’abattage illégal, il ne peut plus faire semblant d’ignorer ce qui se passe sur son territoire”, glisse Alexandra.
Dans le silence retrouvé des bois centenaires des monts Rodnei, les vers de la célèbre poétesse anticommuniste Ana Blandiana font écho au bruissement des premières feuilles. “Je crois que nous sommes un peuple végétal. Qui n’a jamais vu un arbre se révolter ?” écrivait-elle en 1984. Trente ans plus tard, les gardiens de la forêt roumaine sont bien décidés à se révolter pour eux.
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