Au milieu du catalogue hautement anglophile et souvent convenu de Netflix se détache Novine – The Paper, série croate, réalisée par la société de production croate Drugi Plan. Ainsi, Netflix n’est pas derrière cette série et cela participe certainement à sa qualité. Novine ne tend pas à lisser son propos ce qui permet de le rendre accessible à des néophytes de la politique balkanique et nous brosse un tableau sans concession de la Croatie actuelle.
Novine signifie littéralement journal en croate et on y suit le quotidien de la dernière rédaction indépendante du pays, dans la ville côtière de Rijeka. Concrètement, Novine n’est une presse indépendante que dans les cinq premières minutes de la série, puisqu’on entre directement dans le vif du sujet : 95% des parts de Novine viennent d’êtres vendues à Mario Kardum (Alexander Cvetkovic), mafieux notoire. Or la mafia court toujours après l’argent et un journal n’est pas l’investissement le plus rentable. Par conséquent qui se cache réellement derrière le rachat de Novine et pourquoi ?
Ecrite par Ivica Djikic, auteur et journaliste croate issue de Bosnie-Herzégovine, Novine est un portrait réussi des contradictions et démons de la Croatie et une analogie subtile des Balkans en général au travers de relations humaines entachées d’intérêts.
Il est à noter que le croate étant une langue difficile à transcrire, les sous-titres de la série peuvent en pâtir.
Qui justifie les moyens : la fin ou la faim ? (The Paper)
En Croatie, 64ème pays de la liste RSF de la liberté de la presse, les journalistes ne sont que les pions d’une partie d’échec qui les dépasse. La première saison a des allures de polar, soutenues par les plans contrastés du réalisateur Dalibor Matanic qui aime à passer de plan large sur les mouettes paisibles de Rijeka à des plans sans échappatoire. Durant cette saison, les malversations politiques et financières nous sont principalement offertes du point de vue des investigations journalistiques.
Une en particulier : un simple fait divers où trois jeunes ont perdu la vie dans un accident de voiture. Le refus de la police d’enquêter sur l’affaire attire évidemment le flair de nos journalistes. Sauf que lorsqu’une presse n’est plus indépendante, le moindre fait divers peut devenir l’arbre qui cache la forêt. Et quand la forêt brûle, elle n’épargne pas le bois vert…
Les conséquences d’une investigation peuvent devenir désastreuses, peut-être plus pour la rédaction que pour la personne visée. Et la question morale du travail journalistique vient se heurter à des problématiques bien pragmatiques. Quand certains sont prêts à tout pour faire éclater la vérité, d’autres sont conscients que la vérité ne paye pas le loyer et ne nourrit pas les enfants. Dans un pays où la chasse aux sorcières que subissent les reporters est un sport national, où les salaires sont excessivement bas, où l’on peut être ostracisé professionnellement, la publication d’une investigation ne se mesure pas à son potentiel de vérité ou de scandale.
Elle se mesure plutôt à qui pourra protéger les investissements dans le journal. Et vous offrira un scandale contre un silence. Des dilemmes soutenus par la patte du réalisateur qui nous offre des scènes récurrentes où les personnages plongent leur visage dans l’eau, se noyant eux même, et en ressortent défaits, fatigués, cernés.
La collusion bien plus que la corruption
Pour quiconque s’intéresse aux Balkans, la corruption endémique n’est plus à prouver. Elle n’épargne aucune structure. Après le conflit d’intérêt de la première saison, elle se retrouve au cœur de l’intrigue de la deuxième saison qui suit les élections présidentielles. Cette échéance qui oppose Jelena Krsnik (Nives Ivankovic), alcoolique finie et angoissante d’incompétence et Ludvig Tomašević (Dragan Despot), despote en puissance, redonne du corps à une série qui aurait pu s’essouffler.
On sort du scandale dans sa forme pour s’intéresser à sa mise en place relationnel et humaine. Personne ne construit un monopole uniquement à coup de pots-de-vin. Les procédés narratifs viennent disséquer les mécanismes de la corruption et offrir une anatomie crue des systèmes d’influences en Croatie. Plus que la corruption, ce que la série soulève c’est la collusion. Si vous préférez, des ententes et des accords sur des intérêts réciproques. Les personnages s’échangent des services dans un équilibre dangereusement fragile.
Ici se dévoilent des forces qui ne se résument pas à l’intérêt financier : dans une Croatie bigote, l’avortement peut bien plus coûter à une carrière qu’un détournement d’argent. Le souvenir du communisme est un épouvantail plus efficace pour faire chanter quelqu’un qu’un assassinat récent. Dans ce jeu d’influence, un réseau complexe se tisse et la morale n’est qu’un concept pour les discussions au bar. Aux scènes la tête sous l’eau succèdent des scènes délicates de maquillage.
Ce ne sont pas tant des métaphores faciles de la duplicité qu’une recherche esthétique qui nous laissent entrevoir quelques secondes des visages décharnés où se glisse l’idée qu’un fardeau trop lourd plombe tous les personnages. Car la collusion est un système entrelacé où tout le monde peut tomber. L’échec et mat guette à chaque mouvement entrepris et le sablier des élections continue de se remplir.
La guerre, toujours la guerre
En toile de fond de cette Croatie en perdition, se dessine toujours le fantôme de la guerre. Car peut-on parler des Balkans sans parler de la guerre qui ravagea la Yougoslavie dans les années 90 ? A travers la protagoniste, Dijana Mitrovic (Branka Katic), journaliste d’investigation exceptionnelle et serbe. A travers Blago Antic (Zdenko Jelcic), ancien responsable des services secrets communistes et faiseurs de roi à ces heures perdus. Ou de Jolic (Drazen Mikulic), flic et ancien combattant croato-bosniaque. Non, la guerre n’est pas le point central de cette série mais elle est l’édifice branlant de cette jeune Croatie.
Elle pose des loyautés subtiles, bien plus subtiles que tout intérêt financier, comme le dit un vieux briscard à un jeune journaliste idéaliste qui ne comprend pas toutes les règles du jeu « Ici, tout a toujours un rapport avec la guerre ». Et que signifie ce “pardon” que demande le père de Dijana sur le quai de gare, ce vieil homme serbe pathétique qui n’a pas les mis pieds dans sa ville natale depuis plus de 27 ans ? Quoi d’autre qu’un pardon de la guerre ?
Pardon que personne d’autre ne prononcera. La guerre a développée l’emprise tentaculaire de l’Eglise Catholique qui ne lâchera pas une miette de son influence. La guerre a permis l’enrichissement gras et rapide des rapaces politiques, des criminels, qui y ont vu du pain béni et qui ne céderont pas un centime. Elle a créé des hommes dont l’horreur des conflits est devenue une force de frappe.
Et surtout la guerre est le fer de lance d’une politique nationaliste dangereuse qui agite la peur des citoyens et qui ne parle que de cet ennemi derrière la frontière, de contrôles des minorités ethniques et religieuses et par conséquent de contrôle des citoyens. Quand le spectre des autres pays balkaniques est diffusé dans tous les discours politiques de la série, l’Union Européenne est l’absent absolu. Ici se joue l’enjeu final des journalistes qui réalisent alors que le nationalisme est peut-être leur ennemi le plus puissant puisque toute malversation peut être revendiquée dans l’intérêt du pays et qu’ainsi leur travail devient l’ennemi public numéro un.
Un nationalisme hypocrite et avec lequel la série joue dans des des codes qui peuvent malheureusement échapper aux spectateurs non slaves. Après un discours pour les présidentielles concentré sur la fermeture des frontières et le fichage ethniques des citoyens ennemis de l’Etat, un discours pour une Croatie croate, Tomašević rentre chez lui et célèbre son charisme en poussant le volume de sa chaîne hi-fi sur une musique folklorique… serbe.
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