Monstre sacré du piano, on trouve tout ce qui constitue les légendes dans le personnage d’Ivo Pogorelić. Bienvenue dans son monde…
Sa légende s’est construite au fil des années. Avec son allure cosmique, d’abord. Dans son regard froid et sa démarche extraterrestre. Ses scandales, ensuite. Celui du Concours Chopin de 1980 quand Martha Argerich quitta le jury après l’élimination de Pogorelić en demi-finale et le qualifia de « génie », rien que ça. Suivront une quinzaine de disques références chez Deutsche Grammophon, le label jaune souvent synonyme d’excellence en musique classique. Et enfin, pour couronner le tout, son mutisme de quinze ans et une résurrection à la Horowitz.
Le Pogorelić que nous voyons aujourd’hui est celui changé par une quinzaine d’années hors des salles de concerts et des studios d’enregistrements suite à la mort de sa femme et professeure de piano Alice Kezeradze en 1996. Quelque chose s’est brisé en lui durant ces quinze années. Pogorelić n’était plus vraiment Pogorelić. Cette disparition soudaine et ses tiraillements identitaires l’ont plongé dans une décennie de souffrance.
Né sous Tito à Belgrade d’un père Croate et d’une mère Serbe, la Guerre des Balkans le touchera personnellement. Une souffrance intérieure qui s’est transformée en souffrance physique – des rhumatismes articulaires terribles, parait-il – nous n’en savons rien. Difficile d’expliquer ce qu’il s’est passé ces années-là. Pogorelić, comme toutes les légendes du piano, est rare, mystérieux, exclusif, fragile. Renfermé.
Ce qui a fait sa légende, c’est aussi et surtout la richesse de son piano et de ses interprétations. Ses enregistrements sont des bijoux d’inventivité, de sonorité et d’excentricité dans tous les répertoires (les suites anglaises de Bach, les sonates de Scarlatti, les scherzi et préludes de Chopin, Gaspard de la nuit de Ravel, Haydn, Mozart, Beethoven, Prokofiev et sa magistrale sixième sonate, …).
La richesse identitaire de son piano également et son éducation à la croisée des chemins entre l’école Européenne et Soviétique. Il étudie au Conservatoire de Moscou, haut-lieu de l’école Soviétique avec la professeure Kezeradze, qui lui enseigne un piano en filiation directe de Liszt. Liszt professeur de Siloti professeur de Kezeradze professeur de Pogorelić professeur de personne.
Une chose est évidente, c’est le contraste entre l’ancien Pogorelić et le nouveau. Sa chevelure folle s’est assagie. Son regard s’est aiguisé. Pogorelić a pris de la hauteur, et donne des récitals qui s’étirent avec ses tempi.
Pourtant dur de me faire une idée de ce que j’allais entendre. Oh oui, Pogorelić a pris de la hauteur, beaucoup de hauteur, trop de hauteur… Il ne touche plus le sol. Son piano n’est d’aucun pays, ses interprétations d’aucune école. Si ce n’est d’une inspiration extraterrestre.
Par sa lecture transgressive des œuvres, chaque récital de Pogorelić doit être envisagé comme une performance d’art contemporain plutôt qu’un concert de musique classique.
Mozart et Liszt en miroirs
Je suis l’un des premiers à entrer dans la salle. Bien évidemment, dès le début rien ne se passe comme prévu. Ivo Pogorelić est déjà là, au piano, à réciter des gammes en regardant autour de lui. Comme si le pianiste et son piano faisaient partie de la salle. Ils y étaient avant, il y seront après. Le pianiste fermera les portes à clefs derrière le dernier auditeur et jouera pour l’orgue, pour les colonnes, les sièges bleus et les anges peints au plafond.
Pogorelić porte un bonnet, une grosse écharpe orange, un pantalon noir et des chaussures de marche beige. Il s’obstine à répéter la même séquence, y ajoute parfois une voix ; ses jambes rebondissent nerveusement sous le piano. Une jeune fille lui glisse un mot. Il se lève, noue sa veste à carreaux autour de sa taille et traîne sa carcasse jusqu’en coulisses.
La première partie est constituée de deux œuvres en si mineur. L’unique adagio pour piano de Mozart et la sonate de Liszt, une œuvre immense, sorte de monolithe d’une densité rare. Un des monuments du répertoire pour piano avec la 2e sonate de Szymanowski et l’Hammerklavier de Beethoven. Autre excentricité à noter de ce récital : les lumières ne s’éteindront jamais. La salle Molière sera pendant toute la durée du récital (plus de deux heures) pleinement éclairée.
Pogorelić lance l’adagio de Mozart, l’on comprend dès les premières notes que les tempi seront étirés au maximum. Il va allonger, étirer l’adagio comme il a pris l’habitude de faire ces dernières années. Certaines phrases sont laconiques. De grands vides se créent entre les notes. Pourtant, et c’est là le don de Pogorelić, personne ne décroche. Le piano est éloquent et des semblants de structure émergent difficilement dans ce chaos.
La sonate de Liszt, très exigeante à l’écoute, remettra en cause les habitudes de l’auditeur. On retrouve ici un Pogorelić grand architecte de la partition. Il construit sa sonate en illuminant un thème, en travestissant un autre. L’œuvre est un fil tendu entre enfer et paradis. Ici, Ivo décide d’inverser certaines nuances et de complexifier les différentes ambiances et les leitmotivs de la partition. On a devant nous un Pogorelić qui sape la structure de la sonate. Un Pogorelić bâtisseur ; Pogorelić créateur de monde parallèles. La fugue, d’habitude bondissante et terrifiante, est un petit diable désarticulé qui danse en souriant.
Très détaché et peu expressif, Ivo nous lâche seulement des bribes d’expressions. Pas d’émotions face à une partition qu’il ne quitte presque jamais des yeux. D’amples mouvements de corps, caractéristiques de l’école Russe, apportent encore plus de poids à ses accords. On ne trouve rien de subtil dans sa sonorité. Il pousse le piano dans ses retranchements. Sa main gauche est lourde, dense, violente. Le son sature, la mélodie se noie sous la pédale.
J’ai rarement été aussi soulagé par un entracte. Le public a besoin de souffler. Pogorelić a un talent rare pour plonger une salle dans une atmosphère particulière mais à quel prix ! Celui d’une épuisante concentration.
Un Schumann à deux vitesses
La seconde partie du récital commence par les variations posthumes des études symphoniques de Schumann. Richter et Pollini les jouent en un bloc après la cinquième étude. Pletnev, dans son enregistrement, en joue deux après la huitième étude. On peut aussi les retrouver réparties entre les études, à la Glemser ou Perahia. Tiens, Ivo Pogorelić ne fait pas comme les autres … Étonnant.
Nous voilà encore une fois plongé dans un monde de lenteur et de désolation. L’andante fait du surplace. L’allegro ne présente ni allure ni bonheur. L’allegretto est d’une tristesse infinie. On navigue à vue entre le splendide et le pathétique. Par vagues, sa main gauche nous surprend d’un miracle.
Après une vingtaine de minutes perdu dans les profondeurs du piano, un semblant de normalité refait surface dans l’opus 13.
On retrouve un alliage étonnant de l’ancien Pogorelić (celui de ses enregistrements DG) et du nouveau Pogorelić (croque-mort de partitions). Le thème roule sous ses doigts. Il rend la quatrième étude encore plus rigide que celle de son enregistrement. La sixième étude est un moment sublime. Les yeux d’Ivo se ferment, sa tête s’incline vers le clavier et ses doigts nous livrent un concentré brouillon d’atomes en fusion.
En bis, Pogorelić nous donne la valse triste de Sibelius. Une valse plus que triste, triste au carré. Qui n’est plus du tout une valse d’ailleurs. C’est un bout de musique flasque et désabusé. Pogorelic étrangle la partition au ralenti, l’agonie n’en est que plus douloureuse.
Pour son avant-dernière date en France, Pogorelić fait du Pogorelić. Passé par la Salle Gaveau puis au théâtre Saint-Bonnet de Bourges Ivo choisit consciencieusement ses lieux de récital, des salles intimes où il peut exercer un contrôle total sur le son et les auditeurs. Pogorelić questionne la notion d’interprétation. Une lecture du pianiste croate c’est l’effacement des intentions du compositeur derrière les obsessions d’un névrosé et la radicalité de ses partis-pris. Aucun cadre ne résiste à la folie et à la violence.
L’existence d’un deuxième Andsnes, Pollini, Berezovsky, Leonskaja ou Lugansky serait une bonne nouvelle pour le monde du piano. L’existence d’un second Pogorelić, en revanche, rendrait son travail inconséquent. On ne peut pas décemment aimer ses interprétations, dans le sens où elles n’ont aucune vocation à être absolues. On se rend à un récital de Pogorelić pour entendre toute la douleur du monde. On s’y rend pour partager un peu de cette peine, et c’est le magnétisme de ce pianiste qui fait que l’auditeur accepte qu’il détruise ainsi Chopin, Schumann ou Mozart.
Ce travail de destruction devient, à sa façon, indispensable. Il me tarde déjà de le voir monter sur scène jouer son prochain programme. L’entendre écarteler les notes, anéantir des ballades, disloquer des mesures. Briser des œuvres.
Je sors de la salle Molière fatigué et dégoûté. L’esprit embrumé. Hâte d’y retourner.
Récital d’Ivo Pogorelić du 22 mars 2019 à Lyon, Salle Molière.
PROGRAMME :
Mozart – Adagio en Si mineur kv 540
Liszt – Sonate en si mineur
Entracte
Schumann – Etudes Symphoniques (sous forme de variations), Op. 13 & Op. Posth.
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