Avril brisé – Trois histoires s’abîment dans ce roman : Gjorg, jeune montagnard soumis aux termes du Kanun, code de droit médiéval qui exige un sang contre un sang. Après avoir vengé son frère, il attend à son tour son châtiment. Bessian, un jeune écrivain curieux de comprendre ces lois qui régissent la vie de ses semblables dans leurs montagnes. Et sa femme Diane, qui s’immisce dans cette tradition ou peut-être plutôt la laisse s’immiscer en elle…
« Un demi-sang. »

Après avoir lu Avril brisé, j’ai découvert que ce roman avait été adapté en film à plusieurs reprises. Je ne pourrais rien vous dire sur la qualité de ces derniers, je ne les ai pas vus. Mais cela doit relever de la prouesse artistique que de retranscrire l’impression de temps suspendu qui se dégage de ce récit.
Dans mon esprit, Gjorg, Diane ou Bessian sont des silhouettes floues et ce flou participe à la sobriété émotionnelle du roman. Si je devais l’adapter, mon inclinaison irait naturellement vers le théâtre d’ombre.
Le flou dans lequel baigne ce roman relève clairement de la volonté artistique de Kadaré. La temporalité est indistincte également. Une brève référence est faite au siècle où se déroule l’histoire au début du roman « Entre les deux guerres, sous le règne de Zog » mais cette référence se joue également de nous.
S’il paraît évident que les deux guerres désignent les deux guerres mondiales, dans le temps du roman cela peut être n’importe quelle guerre. D’ailleurs toute trace de modernité est vite effacée par l’aridité de la montagne, qui dévore tout sur son passage.
Le Kanun
Cette même montagne nous est vaguement désignée comme se trouvant sur le Plateau du Nord, sans plus de précision. Les montagnes d’Albanie sont immuables. Elles protègent, elles isolent, elles ne laissent pas de place à l’horizon. Tout comme le Kanun, qui régit ce roman.

Le Kanun est la loi ancestrale qui dicte la vie des habitants des montagnes, leurs relations, leurs propriétés, leur économie. Et si le Kanun règle la vie, il règle également la mort. A travers la bessa, la parole donnée. Le Kanun orchestre un système de vendetta où un sang exige un sang, à savoir un meurtre exige sa vengeance par un membre de la famille du défunt. Or ce meurtre appellera lui-même une vengeance et des générations entières sont parcourues par cette parole.
Ce roman fait preuve de témoignage anthropologique, le Kanun étant expliqué par le personnage de Bessian qui effectuent des recherches sur la question. Gjorg est évidemment le pendant existentiel de Bessian, traversant le roman avec la marque noire de ceux qui sont condamnés, le fantôme de son frère, le spectre de l’homme qu’il a tué et l’ombre tremblante de sa vie qui va s’achever sous peu.
Un jeu de miroir se met en place entre ces deux personnages. A travers Bessian, le Kanun se discute et se critique. On y découvre le système économique qui en découle et comment le sang est devenu lui-même marchandise. Par Gjorg, le Kanun s’incorpore. Tous les tourments, tous les dilemmes qu’il fait vivre, comme l’obligation d’accueillir un hôte chez soi même si celui est le meurtrier de votre fils ou de votre frère. Aucune réponse ne s’ouvre ou ne se ferme entre ces deux personnages. Notre esprit oscille de l’un à l’autre et ce faisant le Kanun s’éprouve.
Avril brisé – La troisième voie
Mais c’est la troisième voie, exprimée par Diane, qui m’a le plus marquée dans ce roman. Diane est le pendant charnel de ce récit. Dans ces montagnes nues et dans la sècheresse de ce système, où la mort est calculée froidement, découpée en demi et quart de sang, Diane bouillonne. Elle est prise de fièvre, d’humeurs, de vertiges. Sa réaction viscérale à ces morts annoncées est un cri de vie. Et la folie qui vient doucement l’embrasser semble étrangement la seule réponse sensée.
En littérature, la vengeance et la vendetta sont bien souvent emprise de romantisme et d’héroïsme. La mort annoncée confine à une exaltation de la vie et vient teinter chaque respiration d’une aura sacrée. Si l’on reprend l’idée première de romantisme littéraire, on retrouve souvent un symbolisme fort entre l’esthétisme de la nature et les états d’âme du héros.
Il est souvent dit que Kadaré rejette cette idée dans ces romans. Il me semble qu’il redéfini justement le romantisme, en ne l’exaltant pas. Les montagnes rocailleuses d’Albanie, les villages et leurs bâtisses brutes répondent au Kanun. Ces paysages sans exaltation nous ramènent justement à ce qu’il y a de plus dérisoire dans la mort. C’est tout ce qu’exprime cette mourane, un amoncellement de petites pierres au bord du chemin, là où Gjorg a rempli sa parole en tirant sur l’assassin de son frère. C’est une mourane similaire qui l’attend. La mort est dérisoire.
L’acte performatif
Ainsi ce n’est pas tant la mort qui compte que sa chronique. Dans cette parole donnée. En linguistique, on évoque souvent l’idée d’acte performatif. Un acte performatif est le fait que la parole fait acte. « Je vous déclare mari et femme » est une parole qui fait acte car elle vient changer un état de fait. La bessa vient ici faire acte car la parole donnée s’arroge droit de vie et de mort. I
l y a un symbolisme intéressant dans cette dualité entre Gjorg seul et ce couple, chacun aux prises avec son acte performatif. Dans ce théâtre d’ombre qui défilait dans mon esprit à la lecture de ce roman, la silhouette de Diane ne quittait jamais sa robe de mariée. Bien sûr Avril se brise pour Gjorg.
Mais il se brise aussi pour Diane dont le sang vibre car elle n’a plus assez de mots pour exprimer ce qui la traverse. Et par là même, avril se brise également pour Bessian qui a scellé sa vie à celle de Diane en l’épousant. Les destins se scellent en cascade autour des mots.
Nos tombes portent toujours quelques mots, en guise d’épitaphe. Finalement, quand ils ne restent plus rien que des petites pierres et de la poussière, seuls les mots nous survivent. Dans Avril brisé, les mots sont trop lourds, bien plus lourds que la moindre pierre. Et ce sont également les voix qui se brisent, quand il n’y a plus rien à dire.
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