Ersin Karabulut – Dans cette bande dessinée, une quinzaine de fables violentes, satiriques, dérangeantes, parfois drôles qui dépeignent une société qui se résigne docilement face à l’autoritarisme et l’obscurantisme. Mais tout n’est pas seulement question d’Etat ou d’idéologies dominantes : on y est le plus souvent dans le quotidien et il s’agit également de décrypter comment les rapports humains les plus intimes peuvent se teinter de lâcheté. Avec parfois de petites touches d’espoir là où on ne les attend pas…
Cette bande dessinée contient du cynisme jusque dans son titre. Les contes que nous narre ici Karabulut n’ont tout bonnement rien d’ordinaire : des célébrités sur le retour qui vendent leur chair aux enchères, des couleurs qui disparaissent, des personnes âgées que la mort ne vient pas prendre… Néanmoins ils traitent tous effectivement d’une société résignée.
Ersin Karabulut est un auteur turc de 37 ans. Il a co-fondé dans sa jeunesse le mensuel satirique Uykusuz. Il s’y est exercé, avec d’autres, à pointer sous son encre les incohérences dangereuses du pouvoir conservateur. Cet historique peut nous amener à chercher une dénonciation de la société politique et civile turque actuelle dans sa bande-dessinée. S’il y a évidemment de cela, ça ne doit pas gommer une réflexion plus universelle. Ses mises en scène critiques s’ancrent dans un monde fortement globalisé.
Pour exemple, une des fables prend place dans un futur proche où des tests ADN sont administrés à des foetus. Ces tests permettent de savoir votre future occupation professionnelle et de quel statut vous écoperez dans la société. Mais rien de plus n’est creusé quant à l’organisation de ce monde, vous y suivrez juste un petit garçon grandir. Cela peut autant être en Turquie qu’ailleurs. D’autres fables n’abordent même pas le système, suivant la vie d’un couple ou d’une famille.
La résignation ne se joue pas que sur les places publiques vides mais aussi et surtout dans la sphère de l’intime, quand l’empathie ne sait plus tendre la main. Et souvent les personnages qui aiment le plus aiment mal, confondant tendresse et possession. Et le trait de génie de Karabulut se trouve à cet endroit là car en quelques planches il nous fait comprendre et entrevoir le mode de pensée de ces horribles personnages, déclenchant chez nous une forme d’empathie. Ce ne sont pas nécessairement les contes traitant du système politique les plus profonds mais ceux qui posent les jalons de l’adhérence à la docilité, à la pleutrerie, posant ainsi la question de l’espoir.
Le dessin de Karabulut est dérangeant. Il joue habilement de la profusion du détail et dans le même temps ses personnages ont quelque chose de grossier, de dégoulinant. Ce n’est ni du réalisme, ni de la caricature. Personnellement, je n’ai pas du tout aimé ces dessins, la laideur des personnages me répugnant dans ma lecture. Mais ce graphisme vient soutenir la satire, en dérangeant autant que le scénario.
Karabulut a expliqué au micro de France Inter qu’il a cherché à adapter le détail graphique de chaque fable, afin de servir son propos. La vivacité des couleurs, leur diversité ou non… Le choix également visuel du texte. Une simple bulle de dialogue, un cartouche où se pose les pensées du personnage, ou au contraire du texte en profusion venant envahir le dessin… Ce sont des subtilités narratives qu’on ne remarque pas nécessairement à la première lecture mais qui participent à offrir quelque chose d’unique à chaque conte et il est certain que l’un d’entre eux au moins vous marquera.
Contes ordinaires d’une société résignée est publié chez Fluide Glacial en France. Si vous aimez leur humour noir et dérangeant, vous devriez adorer cette bande dessinée. Si vous êtes moins réceptif à cette ligne éditoriale, sachez que certains des contes posent des situations poétiques qui méritent à être découvertes.