Le 29 mai 2018, la Syrie est devenue le cinquième membre de l’ONU à reconnaitre officiellement l’indépendance de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud, républiques autoproclamées considérées par la communauté internationale comme faisant partie incluante de la Géorgie.
Une décision inattendue, qui a suscité de nombreuses controverses, l’occasion pour nous de revenir sur l’histoire de la région, et des tractations diplomatiques qui l’entourent.
Les réactions à cette nouvelle ne se sont pas faites attendre. Si la décision a évidemment été saluée du côté de Soukhoumi et de Tskhinvali – capitales abkhaze et sud-ossète – elle a suscité l’ire de l’Union Européenne et des États-Unis, alliés de la Géorgie. Un comble pour des pays ayant ouvertement soutenu la création d’une autre entité au statut disputé, le Kosovo, avant de reconnaitre l’indépendance de l’État kosovar en 2008.
Si l’Abkhazie avait condamné les frappes de la coalition internationale contre le régime syrien, cette reconnaissance officielle est pour le moins inattendue, à l’heure où Tbilissi et Moscou souhaitent normaliser leurs relations diplomatiques rompues en 2008 suite à la guerre d’Ossétie du Sud
Une indépendance obtenue au prix de lourdes pertes
Alors que l’URSS vit ses dernières heures, ces deux territoires auparavant intégrés à la république socialiste soviétique de Géorgie mais bénéficiant d’une certaine autonomie réclament leur maintien dans l’Union soviétique. L’URSS n’étant plus, l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud proclament leur indépendance, qui sera obtenue de facto au prix de lourdes pertes après deux guerres face à la Géorgie. Si l’Ossétie du Sud fût en comparaison relativement épargnée, la guerre d’Abkhazie (août 1992 – septembre 1993) coûta la vie à environ 20 000 personnes et 200 à 300 000 réfugiés – essentiellement des Géorgiens – durent quitter le pays.
S’ensuivent des années de blocus et de sanctions économiques qui mirent à mal les deux républiques autoproclamées. La seconde guerre d’Ossétie éclate en août 2008, lorsque l’armée géorgienne bombarde la capitale sud-ossète, Tskhinvali pour ramener dans son giron la république séparatiste. C’est à la suite de cette guerre « des cinq jours » et la victoire éclair des troupes russo-ossètes sur l’armée géorgienne que la Russie reconnait alors officiellement l’indépendance des deux républiques. Elle sera suivie par le Vénézuela, Nicaragua et des îles du Pacifique : Nauru, Tuvalu et Vanuatu (ces deux dernières reviendront plus tard sur leur décision).
Une reconnaissance non sans risque
Pourquoi la Russie, qui essaie de redorer son image à l’international, prendrait-elle le risque d’être à nouveau pointée du doigt alors qu’elle est déjà sous le coup des sanctions américaines ? En reconnaissant l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud, la Syrie se prive quant à elle des fonds américains et occidentaux qui pourraient être débloqués pour reconstruire le pays grâce au « Consolidated Appropriations Act » signé par Donald Trump en 2017.
Cette mesure a pour but de « contrer l’influence et l’agression de la Russie » et soutient « la société civile en Europe et en Eurasie ». En effet, un lobbying géorgien efficace a permis d’inscrire dans le texte qu’aucun des fonds alloués ne pourraient être utilisés pour soutenir l’annexion de la Crimée ou mis à dispositions de pays ayant reconnu l’indépendance de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud. L’île de Nauru en a déjà fait les frais et a donc perdu le soutien financier des États-Unis.
Cela faisait des années qu’aucun autre membre des Nations Unies n’avait établi de relations diplomatiques avec l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud. L’établissement de relations diplomatiques entre la Syrie, l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud sous la houlette de la Russie peut évidemment s’apparenter à un « petit service entre amis » comme l’a affirmé sur Twitter la journaliste du Monde Isabelle Mandraud.
Alliée indéfectible et historique de la Syrie, la Russie porte à bout de bras militairement et diplomatiquement le régime de Damas, en passe de remporter la guerre. L’aide financière et la protection miliaire apportée par Moscou aux Abkhazes et aux Ossètes est également connue de tous. De ce point de vue là, cette reconnaissance officielle est logique et le rôle primordial joué par Moscou saute aux yeux. Mais un facteur historique méconnu peut expliquer cet acte fort.
Le rapatriement des Abkhazes de Syrie
Alors que la Syrie s’enfonçait dans une guerre civile sans fin, le gouvernement abkhaze a souhaité le retour au pays des Abkhazes de Syrie. Si leur nombre exact ne peut être établi avec précision, on estimerait que la diaspora abkhaze en Syrie comprendrait entre 10 et 30 000 individus, mais ce chiffre pourrait être en réalité bien plus élevé.
Le regroupement sous le même nom de Circassiens, également appelés Tcherkesses ou Adygéens, de tous les peuples d’origine abkhazo-adyguéenne (venant du NordOuest du Caucase) vivant en Syrie empêche un recensement exact. On estime cette diaspora circassienne à environ 300 000 individus en Syrie et Jordanie. Il y aurait 3,7 millions de Circassiens dans le monde entier.
Sous la houlette du comité d’État abkhaze pour le rapatriement, environ 500 Abkhazes de Syrie ont déjà été accueillis dans la petite république des bords de la mer Noire depuis le début de la guerre. La présence en Syrie de ces peuples frères du Caucase, pour la plupart musulmans (les Abkhazes et Ossètes soient désormais majoritairement orthodoxes) trouve sa source dans une tragédie.
L’exil des Circassiens au Moyen-Orient
La conquête du Caucase et l’entreprise de russification menée respectivement par les tsars Alexandre I, Nicolas I et Alexandre II entre 1817 et 1864 condamna à l’exil ces Circassiens. Si les chiffres sont sujets à contestation, des documents tsaristes font état de 400 000 Circassiens tués (parmi lesquels des Abkhazes et des Ossètes) et de 500 000 exilés, qui se réfugieront dans l’Empire Ottoman. Ce nettoyage ethnique des peuples montagnards du Caucase par l’Empire russe est d’ailleurs aujourd’hui considéré par certains chercheurs comme étant le premier génocide moderne. On nomme ce massacre et l’exil qui en découla « Makhadjirstvo ».
Les Circassiens ayant dû fuir le Caucase sont eux considérés comme des « Mahadjiri », mot arabe signifiant « immigrants » ou l’action d’effectuer la « hijra », autrement dit la réinstallation d’un musulman vers un autre pays musulman. Mahadjiri qu’on retrouve donc aujourd’hui majoritairement en Turquie et en Syrie.
Si cette reconnaissance officielle de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud par la Syrie n’aurait pas été envisageable sans la pression du Kremlin, des éléments historiques permettent donc de mieux comprendre ce geste inattendu. La question est désormais de savoir si d’autres reconnaissances suivront, notamment parmi les pays arabes.
Il sera intéressant d’observer la position de la Jordanie, qui entretient des liens forts avec l’Abkhazie et de l’Iran, qui se rapproche de Moscou. Comme le dit un proverbe abkhaze, « la patience est l’un des signes de la sagesse » (oдин из признаков мудреца – терпение). Si l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud devront encore patienter, cette reconnaissance officielle est pour leurs habitants un motif d’espoir.
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