E-santé – La présidence estonienne du Conseil de l’Union européenne s’est terminée avec l’année 2017, le 31 décembre, comme prévu. La fonction a été transmise à la Bulgarie pour les six prochains mois et l’heure du bilan a sonné. Ce petit pays tout à l’Est de l’UE, présenté comme un paradis numérique ultra connecté, avait inscrit au programme de cette présidence l’e-santé.
L’Estonie étant un leader européen en ce qui concerne le VIH, les ambitions sur l’e-santé auraient pu avoir un impact sur cette épidémie. La présidence estonienne de l’UE a-t-elle permis de changer la donne ?
Le paradis numérique
Lors des six mois de la présidence estonienne de L’UE, l’Estonie a largement mis en avant son avancée sur le plan numérique. E-administration, e-citoyenneté, e-résidence… les services proposés aux citoyens et même aux étrangers résidant hors du pays sont très nombreux. Le Nouvel Obs parle du pays qui a “vaincu la paperasserie”. Lors de sa visite officielle dans la capitale digitale de L’UE, le premier ministre français Édouard Philippe a désigné ce pays comme un exemple à suivre.
99% des services de l'État accessibles en ligne : La réalité estonienne, c'est l'objectif français en matière d'e-administration d'ici 2022. pic.twitter.com/j1CiqMvb54
— Edouard Philippe (@EPhilippe_LH) June 28, 2017
Il n’est donc pas surprenant que le pays ait fait de l’Europe numérique et de la libre circulation des données l’une des priorités de sa présidence de l’UE. Pour que l’Europe puisse profiter des progrès technologiques qui procurent des avantages aux citoyens, aux entreprises et aux gouvernements, l’Etat estonien avait annoncé qu’il s’appliquerait à :
- développer le commerce et les services numériques transfrontaliers au bénéfice des consommateurs, des producteurs et des entreprises;
- rendre disponibles des communications numériques modernes et sécurisées partout en Europe et créer un environnement favorable aux services innovants;
- progresser sur le secteur des services publics numériques transfrontaliers pour faciliter les affaires quotidiennes.
C’est dans ce cadre que la santé a été mentionnée. Dans un programme plus détaillé, la volonté de promouvoir la “coopération et la coordination sur l’e-santé” est ainsi affirmée.
L’e-santé
L’objectif de cette coopération : créer les conditions pour le mouvement transfrontalier et un usage plus large des données santé. Tout cela pour mieux traiter les maladies, pour la recherche et l’innovation, ainsi que pour la promotion de l’innovation basée sur la data dans la santé.
A cette fin, l’Estonie avait indiqué dans le programme détaillé de sa présidence vouloir “concentrer la coopération de l’Union Européenne sur des solutions pratiques donnant l’accès électronique aux gens et un plus grand contrôle sur l’usage des données santé, ainsi que leur donner la possibilité de consentir en toute sécurité à partager leurs données santé”. D’après Ain Aaviksoo, secrétaire général adjoint aux E-services et à l’Innovation du ministère des Affaires sociales, l’idée semble être de “faire passer le mot sur la vie dans la société digitale et sur comment l’Europe pourrait être avoir une seule société digitale de la santé”.
Spreading word about life in the digital society (aka #eEstonia) and how Europe could have single #DigitalHealthSociety https://t.co/kj0vOHIC2m
— Ain Aaviksoo (@ainaaviksoo) October 28, 2017
Une vidéo explicative diffusée sur Youtube explique que la quantité de data produite est de plus en plus importante, mais il y a des barrières entravant son utilisation et elle reste sous-exploitée. Le titre de la vidéo est parlant : “E-santé : les données santés devraient être utilisée de façon protégée et pas protégées d’être utilisées”.
Parmi les barrières : le consentement au partage des données. Seulement 70% des personnes accepteraient de partager les données sur leur santé qui seraient pourtant précieuses et permettraient de nombreuses avancées en termes d’analyse et de prévision, ce qui veut dire pour la prévention et le traitement des malades.
L’une des raisons de la réussite numérique de l’Estonie résiderait dans la pédagogie et l’accompagnement des citoyens. Ainsi, la présidente Kersti Kaljulaid expliquait aux médias français qu’en Estonie, on “enseigne à chacun la manière d’assurer sa sécurité en ligne”.
Effectivement, sans accompagner les usagers, les bénéfices du numérique peuvent s’évaporer et les méfaits s’installer. En France, suite à la dématérialisation complète de certaines prestations sociales majeures, l’association Emmaüs Connect alerte :
“L’USAGE D’INTERNET DEVIENT UNE OBLIGATION QUI EXPOSE [LES] CONCITOYENS EN FRAGILITÉ SOCIALE ET NUMÉRIQUE À UN RISQUE PLUS RAPIDE D’EXCLUSION”.
Que ce soit pour lutter contre des virus virtuels ou réel, le développement de l’e-santé et des services numériques ne devrait pas se faire sans la participation active des usagers, des associations de patients, et sans l’investissement dans des dispositifs d’accompagnement pédagogique. Cela pourrait permettre d’augmenter le nombre de personnes prêtes à partager leurs données, car non seulement elles pourront comprendre, mais surtout utiliser pleinement les bénéfices éventuels.
Or, du 16 au 18 octobre, une grande conférence internationale sur “La santé dans la société numérique” s’est tenue à Tallinn. Le point d’orgue de la présidence estonienne de l’UE en ce qui concerne l’e-santé. Dans le bilan des 6 mois de la présidence estonienne de l’UE, un seul point concerne la santé. Celui-ci indique que la libre circulation des données sur la santé dans l’UE seraient encouragées.
Au programme de la conférence sur l’e-santé, des ministres et des fonctionnaires, des PDG et directeurs des ventes d’entreprises dans l’e-santé, des experts… Le mot “patient” est parfois remplacé par “payeur” ou “consommateur de santé” et, dans tous les cas, il semble être un objet de discussion. Un objet passif, absent de tous les panels.
Si le ministère des Affaires sociales, co-organisateur de cet événement, il semble que l’aspect social et humain ait été un peu oublié en omettant de donner la parole aux premiers concernés par les évolutions en train d’être planifiées et négociées. De façon générale, il faut croire que ce n’est pas une utopie qui guide le développement du numérique en Estonie, comme le notait même Madame Figaro dans un article sur les femmes et l’économie digitale :
“Si la politique de centre droit menée par la présidente libérale-conservatrice Kersti Kaljulaid soutient Internet, c’est peut-être moins par souci de démocratie que par stratégie économique”.
VIH et numérique
La vidéo sur l’e-santé citée ci-dessus mentionne la gestion des maladies chroniques par les patients au travers d’applications comme une source précieuse de données santé qu’il serait possible d’exploiter. En effet, le VIH est une infection chronique et le suivi de son état de santé est indispensable pour les patients.
Des applications peuvent simplifier la vie des personnes séropositives en leur permettant un suivi simplifié de leurs principaux indicateurs de santé, de les utiliser pour partager des informations ou communiquer avec son médecin, rappeler les prises de médicaments et les examens à effectuer. L’Estonie est très touchée par cette épidémie avec un des taux de prévalence les plus élevés en Europe.
Le suivi de son état de santé est loin d’être le seul atout que le numérique peut proposer dans le domaine du VIH. En effet, le numérique peut être un puissant outil d’information et de prévention. Depuis de nombreuses années, la prévention a lieu en ligne, par exemple dans les forums ou sur les sites de rencontre pour hommes.
Les réseaux sociaux permettent d’avoir accès à des groupes plus difficiles d’accès ou marginalisés, vulnérables à l’épidémie, comme les LGBT. C’est encore un moyen privilégié d’atteindre les plus jeunes générations. A l’avenir, peut-être sera-t-il possible de faire des dépistages du VIH au travers d’applications.
Le Réseau Estonien des Personnes qui Vivent avec le VIH (EHPV) annonce sur sa page Facebook la disponibilité d’une application pour les personnes séropositives en estonien
Pour les associations, le numérique ouvre un grand nombre de possibilités également. Se faire connaître, organiser des campagnes de crowdfunding, communiquer avec leurs donateurs, leurs membres et leur bénéficiaires. Sur les réseaux sociaux, on peut relayer les campagnes de plaidoyer, pour faire pression sur les pouvoirs publics lorsqu’il y en a besoin.
C’est une voie pour trouver des bénévoles et les opportunités ouvertes par des plateformes de mise en relation des compétences et des besoins. Õnnepank, la “Banque du Bonheur” en estonien, propose d’ailleurs depuis déjà 10 ans l’échange de services gratuits sur une plateforme en ligne.
Mais alors, si l’Estonie est le paradis du numérique, cela ne devrait-il pas vouloir dire que les institutions et associations elles aussi sont pionnières de l’utilisation des outils digitaux à profusion qui seraient à leur disposition ? Dans un tel contexte, l’évolution de l’épidémie du VIH ne devrait-elle pas être inversement proportionnelle au développement du numérique, les technologies permettant d’améliorer la prévention, le traitement et le travail des association ? Malheureusement, c’est loin d’être le cas.
Le dernier rapport de l’agence de l’Union Européenne en charge de la prévention et du contrôle des maladies (ECDC), publié en novembre 2017 donne des chiffres désolants pour l’Estonie. Le Sõprus Project, un projet caritatif français pour le soutien à la lutte contre le VIH en Estonie, s’alarmait ainsi de voir le pays dans le “peloton de tête pour le diagnostic tardif du VIH”, pour lequel ce pays détient la 6ème place du classement. L’Estonie est également 2ème pour son taux de nouveaux cas diagnostiqués, avec un taux trois fois supérieur à la moyenne de l’UE.
L'#Estonie, dans le peloton de tête pour le diagnostic tardif du #VIH en #Europe… Ce qui est lié au fait que le #dépistage n'est pas ciblé.@ECDC_HIVAIDS pic.twitter.com/WYlcNhkf7h
— Sõprus Project (@SoprusProject) November 28, 2017
Autre élément inquiétant du rapport de l’ECDC, l’Estonie est exclue de plusieurs analyses à cause d’un manque de données. Alors que 29 pays de l’Espace Economique Européen reportent depuis 2007 les données sur le mode de transmission du VIH, l’Estonie et la Pologne ont plus de 50% de données manquantes sur ce point. De même, les données sur le nombre de cellules CD4 au moment du diagnostic du VIH, un indicateur important sur l’état de santé et sur le temps écoulé entre la contamination et le diagnostic, ne sont pas suffisantes pour être incluses en ce qui concerne l’Estonie.
En cherchant des données sur la prévalence du VIH dans les différentes villes de l’Estonie, nous avons également été confrontés à l’absence de données. Le directeur du Réseau Estonien des Personnes qui Vivent avec le VIH, Latsin Alijev, interrogé sur cette question, nous a affirmé :
“EN EFFET, NOUS AVONS TOUJOURS EU DES PROBLÈMES POUR LA COLLECTE DES DONNÉES, IL EST TRÈS DIFFICILE D’AVOIR DES DONNÉES FIABLES”.
Le pays qui prône dans toute l’Europe la mise en commun des bases de données et se montre convaincu au plus haut niveau de la nécessité d’avoir d’importantes données santé semble donc ne pas aller au bout de la démarche.
Enfin, nous avons déjà souligné que les patients avaient été absents des discussions sur l’avenir de l’e-santé. Ironie, la “Déclaration de la Société Digitale” signée lors de la conférence sur l’e-santé en octobre, comporte une partie sur les obligations des associations de patients. Il semble pourtant que ce document ait été rédigé et signé en l’absence de tout partenaire. Le rôle qui leur a été assigné est de “vérifier que les patients sont au courant de la valeur qui peut être créée pour eux en utilisant les données électroniques de santé”.
Ils devraient également démontrer que l’usage de ces données n’est pas uniquement bon pour les intérêts des patients mais aussi dans l’intérêt public. Les associations de patients doivent donc devenir les chantres de l’e-santé et du partage des données personnelles médicales. Des associations qui parfois travaillent avec très peu de moyens, sont débordées par l’ampleur de l’épidémie pour ce qui est du VIH en Estonie et ont des missions prioritaire tout autres.
Si cette déclaration n’a pas de valeur coercitive pour les associations de patients, l’approche a de quoi surprendre. Nous sommes loin du “Rien pour nous sans nous” des principes de Denver, un élément fondateur de la lutte contre le sida qui a permis de faire évoluer les relations patients-soignants et le travail des institutions.
Fracture numérique, fracture de santé
La présidente de l’Estonie, en clôture de la conférence sur l’e-santé, a déclaré que les technologies numériques pouvaient améliorer l’accessibilité des services de santé.
“C’EST PARTICULIÈREMENT IMPORTANT POUR LES PERSONNES QUI VIVENT DANS DES ZONES RURALES : C’EST EUX QUI DOIVENT PAYER LE PLUS CHER POUR SE RENDRE CHEZ UN DOCTEUR. AUSSI, LES PERSONNES PAUVRES OU AVEC UN LOURD FARDEAU DOMESTIQUE PEUVENT TROUVER DIFFICILE DE SE DÉPLACER, MAIS UN COUP DE POUCE PAR UN MÉDECIN EN LIGNE PEUT LES ENCOURAGER À FAIRE CET EFFORT AVANT QU’IL NE SOIT TROP TARD”.
En effet, certaines populations ont plus de difficulté à accéder aux soins. Mais cela ne concerne pas uniquement les habitants des zones rurales. Il y a également des villes qui sont des déserts médicaux. A Narva, ville où l’on estime la prévalence du VIH à 9% de la population, les médecins se font rares. Les salaires et le niveau de vie de la Finlande voisine attirent les médecins infectionnistes qui désertent la ville minée par les difficultés économiques et sociales.
Cela concerne les populations qui peuvent être stigmatisées et vulnérables au VIH, comme les hommes qui ont des relations avec des hommes, les travailleurs du sexe et les usagers de drogues à injection. Ces groupes peuvent être amenés à éviter les soins à cause des discriminations subies. Des personnes avec un mode de vie marginalisées peuvent également avoir de grandes difficultés à accéder aux outils numériques. Sans accompagnement pour ces populations, sans solutions alternatives, elles resteront exclues d’un système de santé digital.
En dehors des patients, ce sont aussi les associations qui doivent sans doute être accompagnées. En effet, alors que le pays met en avant son savoir-faire dans le domaine du numérique, ces compétences ne sont pas réparties de façon uniforme. Ainsi, le Réseau Estonien des Personnes qui Vivent avec le VIH (EHPV), a perdu en 2016 son principal donateur, une fondation étrangère.
Jamais une campagne d’appel à don n’a été menée par cette organisation et elle n’a jamais eu recours au crowdfunding. Mais surtout, c’est un manque de moyens. Un site internet avec des informations qui ne sont plus à jour, des réseaux sociaux avec un engagement très faible. D’autres associations estoniennes qu’elles soient dans le domaine du VIH ou non, comme l’Union Estonienne des Patients, sont dans des situations similaires.
On est bien loin de l’image d’une Estonie ultra connectée, avec des citoyens tous formés au numérique et des associations tout aussi connectées, avec des applications innovantes, proposant des tas de services digitaux à leurs bénéficiaires.
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La présidente estonnienne Kersti Kaljulaid espérait que la grande conférence sur l’e-santé “améliorera le bien-être des gens grâce au digital comme nous l’avons déjà expérimenté dans d’autres sphères de la vie”. Si c’est bien cela l’objectif, la construction société digitale de la santé pour améliorer la santé publique et le bien-être des populations, il faudrait commencer par inclure au cœur des débats les premiers concernés, les patients, et leurs représentants.
Espérons que maintenant la présidence estonienne de l’UE terminée, les spécialistes du numérique trouvent plus de temps pour partager leurs compétences avec les associations et échanger avec eux pour que l’e-santé soit réellement centrée autour du patient, au niveau estonien comme au niveau européen. Rien pour nous sans nous.
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