Alors que nous devions publier cette critique sur le livre de Dubravka Ugrešić : « Baba Yaga a pondu un oeuf », nous apprenons avec tristesse que l’autrice, romancière, essayiste et critique d’origine croate Dubravka Ugrešić s’est éteinte le vendredi 17 mars, à Amsterdam, à l’âge de 73 ans.
Le grand succès de Dubravka Ugrešić : « Baba Yaga a pondu un œuf »
“Les larmes des [vieilles] ne disent pas la même chose que les nôtres.”
Connaissez-vous Baba Yaga ? Je veux dire connaissez-vous vraiment Baba Yaga ? Y voyez-vous juste la figure d’une vieille sorcière de la littérature slave, qui mange des pilons de poulet avec ses seins qui lui pendent jusqu’aux pieds ? Ou connaissez-vous toutes les subtilités de cette figure archétypale du folklore slave à qui est dévolu le symbole du temps qui passe, femme déconsidérée de par son absence de sexualité ?
Dubravka Ugrešić, dans son roman Baba Yaga a pondu un œuf, part du postulat que non, nous ne connaissons pas vraiment Baba Yaga et que pour se faire, rien de mieux que de l’incarner dans une prose contemporaine.
L’intrigue du roman n’est pas aisée à résumer, ce dernier se découpant en trois parties distinctes.
D’abord nous suivons les pas de la fille d’une vieille dame, écrivaine folkloriste que sa mère envoie à demi-mots dans sa Bulgarie natale pour retrouver de vieux souvenirs d’enfance. Le souvenir étant par définition un objet évaporé dans le temps, la fille ne trouve rien d’intéressant en Bulgarie et son ennui semble être une photographie de celui dans lequel elle imagine sa mère au quotidien. Car les vieux, et qui plus est les vieilles, ne souffrent-ils pas d’un ennui inconditionnel entre les gâteaux secs et le journal télévisé du soir?
La deuxième partie reprend le personnage de cette mère, qui part en vacances une semaine en Hongrie dans un spa supposé rendre la jeunesse éternelle, avec deux amies à elles. En joli pied de nez à la partie précédente, cette semaine s’avère bien plus palpitante que le voyage de la fille en Bulgarie. Nos trois protagonistes possèdent des vies intérieures et extérieures riches et complexes, entre secrets, intrigues amoureuses, galères financières, réflexions philosophiques sur l’état du monde et quelques soirées alcoolisées.
La troisième partie consiste en un glossaire de la figure de Baba Yaga, permettant d’explorer la complexité de cette figure et éclairant à rebours l’intrigue précédente du roman.
Notre critique du livre de Dubravka Ugrešić : la place des femmes âgées dans la littérature
C’est bien la particularité de ce roman de Dubravka Ugrešić de donner une place dans la littérature à des femmes âgées – réellement âgées, vieillies plus que vieillissantes, si ce n’est à l’aube de la mort. Des femmes qui vivotent comme des personnages non joueurs dans nos existences, que l’on remarque à peine, si ce n’est à la caisse du supermarché quand elles prennent trop de temps à compter leurs monnaies ou quand elles remplissent le rôle de grand-mère que l’on attend d’elle en nous attendant sagement avec un bon plat fumant.
Le monde semble les avoir oubliées, de la même manière qu’elles perdent la mémoire et la littérature elle-même semble les avoir oubliées. La littérature oui – le folklore non.
La figure de la vieille existe dans bien des contes et semble trouver son incarnation la plus complète dans la figure de Baba Yaga, comme si la vieille ne pouvait être autre chose que sorcière. En effet on peut penser assez facilement à la triade du féminin dans les archétypes à savoir la mère, l’épouse et la courtisane (préférons ce terme à celui qui généralement utilisée…).
On oublie alors souvent le quatrième archétype, à savoir “la prêtresse”, qui trouve son pendant dans l’image de la sorcière. Celle sur qui le temps a passé au point qu’elle devient elle-même une incarnation du temps, pleine d’une sagesse caustique qu’elle utilise comme bon lui semble, pour tendre des obstacles autant que du soutien au héros. Il apparaît très vite que le seul moyen pour les autres personnages de pouvoir profiter de la sagesse de ces Baba Yaga est, à l’instar de ce personnage dans les contes, d’interagir avec elles plutôt que d’essayer de les fuir.
Les trois vieilles du roman représentent chacune ici une image vieillissante de chacun de ces trois archétypes et par conséquent, une interprétation particulière de ce que peut être Baba Yaga. Baba Yaga dans son rapport complexe à sa propre vieillesse et dans ses relations aux autres, nos trois héroïnes venant par leurs actions influencer les intrigues des autres personnages du roman de manière un peu merveilleuse, pouvant semer autour d’elle autant la vie que la mort, l’amour que la rupture, la création autant que le désordre.
Dans ce sens, deux images traversent le roman dans un fil rouge, à travers la figure de l’oiseau. Car Baba Yaga pond des oeufs : des œufs magiques, pour lesquels il faut traverser septs mers et sept montagnes et combattre sept dragons afin de les trouver et de les manger, pour trouver l’amour, la richesse ou la jeunesse.
Or si les oiseaux pondent des œufs, ils passent aussi beaucoup de temps à couvrir de chiures nos balcons et nos trottoirs et bien souvent, plutôt que de chercher les œufs, on se retrouve avec son balai et son éponge à devoir nettoyer devant nos portes. C’est peut-être dans ce geste que se trouverait au final l’oeuf le plus important, celui de la sagesse, trésor que bien peu de héros semblent chercher…
Entre trésor et chiures dans le roman -prose post-yougoslave oblige – Baba Yaga ne représente pas seulement le vestige de la vie humaine mais celui d’une époque. En effet Dubravka Ugrešić, auteure croate auteur croate née en 1949, et elle-même poussée à l’exil dans les années 90 pour s’être opposée au nationalisme croate, porte en elle le vestige d’un monde qui n’existe plus et qui apparaît par fragments dans son roman, entre tabous d’emprisonnement, familles éclatées, malversations financières et traumatismes de guerre.
Baba Yaga ne laisse pas tranquille les fantômes d’une époque, jusque dans la langue. Là où dans les contes elle va usitée de formules magiques pour contraindre le monde, elle vient ici dans le roman jouer avec la langue pour y faire surgir les failles des identités balkaniques et slaves, au travers de formulation hasardeuses entre diverses langues qui agissent comme des mauvais sorts ou des philtres d’amour. C’est d’ailleurs peut-être la faiblesse du roman dans sa traduction pour un lecteur non-slave : on y perd beaucoup de subtilités dans les notes de bas de pages et on passe à côté de certains traits d’esprit ce qui affaiblit la densité du roman.
Baba Yaga a pondu un oeuf de Dubravka Ugrešić est publié aux éditions Christian Bourgeois Editeur, une maison d’édition française qui revendique un catalogue exigeant, à la recherche d’oeuvres qui peuvent surprendre le public, dans une certaine diversité littéraire.
Nous vous proposons de commander ce livre via notre lien d’affiliation avec la librairie Decitre, qui nous permet de gagner une commission.
Vous devez être connecté pour poster un commentaire.